Deuxième conférence issue du recueil de conférences « Destin des hommes et destin des peuples »
Rudolf Steiner - Berlin, 31 octobre 1914
GA157 - Éditions anthroposophiques romandes (2012)
Traduit depuis l'allemand par Jean-Marie Jenni
Note de la rédaction : |
Plus qu'en tout autre temps il faut, en ces jours-ci, en ces semaines-ci de graves événements, que notre recherche spirituelle s'imprègne du plus grand sérieux à partir duquel nous ressentirons véritablement combien tout ce vers quoi nous aspirons par notre courant spirituel est lié à l'humain authentique. Nous ne recherchons pas seulement ce qui est lié à l'humain dans son existence fugace, dans son existence liée au corps physique. Nous parlons de sagesses, de forces d'âme et d'esprit qui s'adressent immédiatement au soi supérieur de l'être humain qui est plus grand que ce qui va dépérissant avec l'existence et le corps physique. Nous avons souvent utilisé le mot maya pour désigner l'apparence extérieure. Nous avons, bien souvent également, relevé que l'apparence extérieure, que les circonstances de la vie physique, deviennent une maya et que l'être humain ne peut précisément la pénétrer correctement par ses facultés de connaissance ni, par conséquent, ressentir et percevoir la partie significative, essentielle qui s'adresse à lui à travers les phénomènes extérieurs. L'être humain étend lui-même le voile de l'illusion par-dessus les événements extérieurs. Ils deviennent ainsi la maya.
Il convient, avant tout en ces jours, d'avoir à l'esprit une certaine sagesse, une connaissance qui accompagne notre compréhension aimante ou notre amour compréhensif des événements qui nous entourent. Il s'agit d'une sagesse centrale de ce que nous cherchons à connaître. Mais il faut que pendant ces jours elle occupe notre âme avec un profond sérieux et avec la dignité morale qu'elle contient en elle-même. Cette connaissance, et elle est devenue élémentaire pour la connaissance de la vie de l'esprit, c'est celle des vies successives, c'est la vérité que l'âme progresse dans son évolution au cours du temps d'un corps physique à l'autre. À ce qui progresse ainsi chez l'être humain d'une incarnation terrestre à la suivante s'oppose tout ce qui est lié à la corporéité physique de l'être humain sur le plan physique, tout ce qui donne sa configuration extérieure, sa forme, son moule. Et, parmi tout ce qui lui donne ainsi ce caractère à l'être humain dans son existence terrestre, il faut compter ce que nous ne devons en aucun cas oublier précisément en ces jours, c'est ce qu'on résume sous le vocable de nationalité. Car parmi tout ce que nous déposons au seuil de la mort il y a, dans sa totalité, tout ce qu'on résume sous le nom de nationalité. Et si nous voulons être sincèrement et sérieusement ce que nous prétendons être par notre science de l'esprit, il faut que nous pensions que nous n'appartenons pas à une seule nationalité, mais que l'être humain allant d'une incarnation à l'autre appartient à plusieurs nationalités et que ce qui le relie à une nationalité est précisément ce qu'il dépose, et ce qu'il doit déposer, avec son corps physique au seuil de la mort.
Les vérités qui appartiennent au domaine de l'éternité ne sont pas nécessairement faciles à comprendre. Le sentiment peut en certaines circonstances se rebiffer contre elles, notamment lors de temps très difficiles. II est également difficile en des temps douloureux d'acquérir, voire de conserver toute la clarté et la force de cette vérité. Mais le vrai anthroposophe doit le faire, et c'est ainsi seulement qu'il progressera vers une compréhension des événements extérieurs du monde physique. Les pierres de construction de cette compréhension ont été données au cours de nos efforts anthroposophiques. Dans le cycle de conférences sur les âmes des peuples[1], vous trouverez en quelque sorte tout ce qui peut donner une compréhension du rapport entre les humains pour autant que ces entités humaines soient dans l'éternité avec leurs nationalités. Certes ces conférences furent données en période de paix où les âmes sont mieux disposées à accepter pleinement, objectivement des vérités sans fard. Il est peut-être plus difficile de le faire aujourd'hui. Mais c'est en affrontant maintenant objectivement cette question que nous conférerons à nos âmes la force dont elles ont besoin aujourd'hui.
Plaçons devant le regard de notre âme la mort d'un homme sur le champ de bataille. Comprenons que les circonstances d'une telle mort[2] a sont tout à fait particulières. Comprenons qu'on pénètre alors dans un monde que nous cherchons de toutes les fibres de la vie de notre âme par la science de l'esprit afin que quelque éclairement nous soit donné également pour la vie physique. Songeons qu'en franchissant le seuil de la mort, on entre dans un monde où l'on ne peut pas emporter immédiatement d'autres impulsions de la vie que celles qui animent notre recherche spirituelle et qui tendent en définitive à établir un lien de fraternité entre tous les hommes du globe ; d'autres impulsions n'y seraient pas fertiles. Et voici que se fait jour dans une lumière plus élevée, si on le regarde avec les yeux de l'anthroposophie, un dicton populaire : la mort rend tous les hommes égaux. Elle rend tous les hommes égaux : Français Allemands, Anglais et Russes. C'est pourtant vrai. Et plaçons à côté de cela ce qui nous entoure dans le monde physique ; nous ressentirons bien qu'il nous faut, sur ce terrain, surmonter la maya et rechercher l'essentiel des événements. Songeons à la haine et à l'antipathie qui en ce moment emplissent les peuples d'Europe. Plaçons bien en face de nous ce que ressentent les différents peuples d'Europe les uns envers les autres, ce qui est écrit et déclaré dans les discours. Plaçons devant le regard de notre âme toute l'antipathie qui s'exprime en ce moment.
Mais comment regarder ces choses ? Où est le pont qui mène par-dessus la maya, par-dessus la grande illusion ? Nous ne pourrons pas apprendre à nous connaître sur terre si nous nous regardons abstraitement comme des êtres humains en général. Nous n'apprenons à nous connaître les uns les autres qu'en nous haussant à une position qui permet de comprendre les particularités de chaque être humain sur terre, concrètement et individuellement. On ne peut pas non plus connaître une personne en disant simplement : c'est un être humain comme moi et elle doit avoir toutes mes caractéristiques. Au contraire, c'est là qu'il s'agit de faire abstraction de soi et de porter l'attention sur les caractéristiques de la personne.
Or, dans le cycle de conférences sur les âmes des peuples, il a été montré que les parties de l'âme, âme de sensation, âme d'entendement, âme de conscience, le moi et le soi-esprit, sont réparties parmi les nations européennes. Il a été montré que chaque nationalité comporte en somme une unilatéralité. En outre, il a été dit également que la façon dont les parties de l'âme doivent collaborer en nous-mêmes correspond à la façon dont les nationalités doivent en vérité collaborer entre elles pour former l'âme générale de l'Europe. Les péninsules italienne et ibérique montrent que l'élément national s'y exprime dans l'âme de sensation. En France, c'est l'âme d'entendement et de sentiment. Les Îles Britanniques montrent que là-bas, c'est l'âme de conscience. En Europe du centre l'élément national s'exprime par le je. Si nous regardons plus à l'Est, c'est la région où s'exprime le soi-esprit, quoique l'expression ne soit pas tout à fait correcte, comme nous le verrons plus tard. Ce qui s'exprime ainsi se trouve dans l'élément national. Mais ce qui dans l'être humain est éternel, dépasse les nations, c'est ce que l'être humain cherche lorsqu'il se recueille dans le travail de l'esprit. Envers cela l'élément national n'est qu'un habit, une enveloppe, et l'être humain s'élève d'autant plus au-dessus ce cette enveloppe qu'il peut comprendre cela. Mais tant que l'être humain vit dans le monde physique, il est obligatoirement dans l'enveloppe nationale, dans ce qui donne la configuration extérieure à la corporéité, ce qui donne en somme également les propriétés du caractère de son âme.
Maintenant nous assistons au spectacle de la haine et du rejet entre les nations. Je ne parle pas de ce qui se passe dans les batailles armées, mais de ce qui se passe dans les sentiments, dans les passions des hommes. Là, nous avons une âme qui doit se préparer à être accueillie dans le monde spirituel dans lequel elle séjournera entre la mort et une nouvelle naissance et où elle est conduite vers une nouvelle incarnation qui appartiendra à une toute autre nation que celle qu'elle vient de quitter. C'est là, par ce fait, que nous voyons le plus clairement, le plus fortement, combien l'être humain se rebiffe contre ce qu'est en lui-même son propre moi-supérieur. Voyons par exemple un homme particulièrement sensible à l'élément national ; il dirige son antipathie contre les membres d'une autre nation, il fulmine dans son pays-même contre cette autre nation : que signifie cette colère, cette antipathie ? Eh bien ! C'est une prescience de la nationalité qu'il aura lors de la prochaine incarnation sur le plan physique. C'est la colère de l'homme contre son propre moi supérieur. Et là où cette colère est la plus violente, là où la haine et le mensonge sont les plus forts contre une autre nation, où les comportements sont les plus cruels, se fait jour pour celui qui sait regarder au-delà de la maya, qu'une grande partie des membres de cette nation s'incarneront la prochaine fois dans la nationalité tant haïe.
C'est donc là la gravité de notre enseignement, la dignité morale qui la sous-tend. Maints traits de l'être humain se rebellent contre la reconnaissance de son moi-supérieur, de sa partie éternelle ; infiniment de traits. C'est pourquoi il est si difficile aujourd'hui de parler objectivement. (…)
Rudolf Steiner
[Gras ou italique : S.L.]
Article à lire notamment en relation avec cette thématique :
Trouver l'harmonie entre l'amour entre les humains en général, d'une part, et l'amour de son peuple, d'autre part
Notes
[1] Cycle de conférences sur l'âme des peuples : GA121, Âme des peuples (Éditions Triades)
[2] Nous traduisons ici « franchir le portail de la mort » par mort. NdT
Note de la rédaction
Un extrait isolé issu d'une conférence, d'un article ou d'un livre de Rudolf Steiner ne peut que donner un aperçu très incomplet des apports de la science de l'esprit d'orientation anthroposophique sur une question donnée.
De nombreux liens et points de vue requièrent encore des éclairages, soit par l'étude de toute la conférence, voire par celle de tout un cycle de conférence (ou livre) et souvent même par l'étude de plusieurs ouvrages pour se faire une image suffisamment complète !
En outre, il est important pour des débutants de commencer par le début, notamment par les ouvrages de base, pour éviter les risques de confusion dans les représentations.
Le présent extrait n'est dès lors communiqué qu'à titre indicatif et constitue une invitation à approfondir le sujet.
Le titre de cet extrait a été ajouté par la rédaction du site www.soi-esprit.infoÀ NOTER: bien des conférences de Rudolf Steiner qui ont été retranscrites par des auditeurs (certes bienveillants), comportent des erreurs de transcription et des approximations, surtout au début de la première décennie du XXème siècle. Dans quasi tous les cas, les conférences n'ont pas été relues par Rudolf Steiner. Il s'agit dès lors de redoubler de prudence et d'efforts pour saisir avec sagacité les concepts mentionnés dans celles-ci. Les écrits de Rudolf Steiner sont dès lors des documents plus fiables que les retranscriptions de ses conférences. Toutefois, dans les écrits, des problèmes de traduction peuvent aussi se poser allant dans quelques cas, jusqu'à des inversions de sens !
Merci de prendre connaissance d'une IMPORTANTE mise au point ici.
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