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Questionnements, essais et contenus portant sur divers aspects liés à la science de l'esprit (science initiatique moderne) de Rudolf Steiner.
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 « Le problème le plus important de toute la pensée humaine : Saisir l'être humain en tant qu'individualité libre, fondée en elle-même »
Vérité et Science, Rudolf Steiner

   

Citation
  • "Le manque de volonté de pénétrer par la pensée tout ce qui se présente constitue un fondement tout court de notre époque. C'est pourquoi il n'est pas du tout si incompréhensible qu'il n'y ait aucune volonté de comprendre ce que veut dire «l'avènement du royaume des cieux», car cela demande quelques efforts."
    Munich, 20 mai 1917 - GA174a

    Rudolf Steiner
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(Temps de lecture: 39 - 77 minutes)

Détresse de l'âme 

Quatrième conférence dans le recueil de conférences « Le lien entre les vivants et les morts »
Zürich, 10 octobre 1916
Rudolf Steiner
GA168 - Éditions anthroposophiques romandes
Traduit depuis l'allemand par  Gilbert Durr
Sténographie (professionnelle) de Helene Finckh
La présente conférence est aussi publiée aux éditions Triades Poche,
dans l'ouvrage « L’avenir sera-t-il social ? » (Triades 1998), 1ère conférence

Notes de la rédaction

La présente conférence dresse un tableau d'ensemble saisissant de ce qui se trouve à l'arrière-plan des difficultés et détresses vécues par un si grand nombre d'âmes dans les temps présents, et qui n'existait pas sous cette forme dans le passé, notamment à l'époque de civilisation gréco-romaine. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le conférencier montre en quoi ces obstacles et difficultés sont des conditions nécessaires au développement des êtres humains au cours de l'actuelle période de civilisation. Il montre aussi quelles sont les activités et dispositions intérieures que les humains sont appelés à développer pour être en capacité de sortir des impasses actuelles. La conférence est longue... et en vaut vraiment la peine, tant elle permet de pénétrer en profondeur des enjeux parmi les plus essentiels des temps présents pour d'innombrables êtres humains !

 

Les vérités de la science de l'esprit que nous recherchons doivent être pour nous une connaissance vivante, et non pas morte, une connaissance qui puisse vraiment faire son entrée dans la vie partout où cette vie existe et où elle a le plus d'importance. Il est dans la nature des choses, et il n'y a pas lieu de s'en étonner, qu'à notre époque on accueille encore souvent la science de l'esprit comme une pure abstraction et qu'on soit peut-être même, à cause de ce caractère abstrait qu'on prête à la science de l'esprit, conduit à s'enfermer dans une sorte de savoir abscons qui, au premier abord, ne peut pas apporter grand-chose à la vie et qui, pour peu qu'on soit encore novice dans l'étude de la science de l'esprit, fait naître la réflexion suivante : quel intérêt cela peut-il bien présenter de savoir que l'être humain est constitué de tant et tant de parties, que l'humanité a passé par différentes époques de culture et qu'elle passera encore par d'autres degrés d'évolution, etc ? A ceux qui croient que pour répondre au besoin de notre temps il faut se cantonner dans la vie pratique, la science de l'esprit paraît parfois bien stérile. Stérile aussi, hélas, l'usage qu'en font souvent ceux dont le cœur et l'esprit ont commencé à s'ouvrir à elle.

Pourtant, telle qu'elle est, la science de l'esprit est quelque chose d'infiniment vivant : elle est, par nature, capable de prendre vie jusque dans les activités les plus pratiques ; l'évolution exige d'ailleurs qu'elle prenne effectivement vie. Éclairons aujourd'hui ces paroles d'introduction par un exemple choisi dans notre science de l'esprit, un fait que nous connaissons probablement tous et que nous connaissons bien, mais dont nous nous proposons de montrer comment il ne prend vraiment vie que petit à petit quand on l'envisage avec une pensée vivante.

Ce n'est pas un secret pour la plupart d'entre nous, qui avons eu loisir d'en pénétrer notre âme, que notre époque a été précédée par celle que nous appelons la quatrième époque de culture postatlantéenne, pendant laquelle les peuples grec et latin ont joué un rôle prépondérant dont les conséquences ont continué à marquer la suite des temps jusqu'aux XIVe et XVe siècles, et que nous sommes depuis le XVe siècle dans la cinquième époque de culture postatlantéenne, que c'est dans cette période que nous sommes incarnés pour cette fois-ci et que l'humanité continuera de nombreux siècles encore à vivre dans cette époque de culture. Nous savons de plus, et notre âme a pu souvent s'en pénétrer, du moins pour la plupart d'entre nous, que pendant la quatrième période, la période gréco-romaine, s'est surtout développée dans l'humanité, dans toutes les formes que prirent alors extérieurement la culture et le travail, ce qu'on appelle l'âme de cœur ou d'entendement, et qu'il nous incombe aujourd'hui de développer l'âme de conscience.

Qu'entendons-nous quand nous disons : l'âme de conscience est à développer ? À bien y réfléchir, c'est le destin de l'humanité pendant toute notre cinquième période qui est impliqué dans ce qui vient d'être dit sous une forme abstraite. Les différents peuples de cette cinquième époque de culture postatlantéenne ont mission de collaborer pour donner expression à l'âme de conscience. Les conditions et l'environnement dans lesquels nous vivons en sont le signe manifeste. Pour un œil averti, c'est une vérité partout présente que notre époque voit s'épanouir l'âme de conscience. À l'époque gréco-romaine qui a précédé, on vivait tout autrement. On peut dire qu'au degré d'évolution de l'époque postatlantéenne auquel elle était effectivement parvenue, l'humanité avait reçu en partage la force de l'entendement et la force du cœur. L'entendement est une notion très complexe. On a un peu perdu cela de vue aujourd'hui. L'âme grecque, l'âme romaine, n'étaient pas tributaires de l'entendement de la même façon que les hommes de l'actuelle cinquième période. L'entendement était donné aux Grecs et aux Romains en quelque sorte, dans la mesure où ils en avaient besoin, à la naissance, prêt à l'emploi, avec leurs tendances naturelles. Les choses étaient très, très différentes. L'homme grandissait et, de même que se développaient en lui les dispositions naturelles, de même grandissait parallèlement d'une certaine manière l'entendement inné. Il n'était pas besoin d'instruire l'entendement inné comme aujourd'hui la nécessité s'en fait clairement sentir et comme cela deviendra de plus en plus nécessaire au cours de la cinquième période ; il se développait comme une aptitude naturelle. Il pouvait donc se faire qu'au cours d'une incarnation un homme qui se développait simplement selon sa nature fût doué ou non d'entendement. S'il ne l'était pas, il s'agissait d'une pathologie, mais aussi et même d'une anomalie. Ce n'était pas de règle.

Quant au cœur, il en était de même. Le cœur se développait comme il était approprié à cette quatrième époque. Quand un homme en rencontrait un autre, il savait — l'histoire est relativement muette là-dessus, mais c'est bien ainsi que cela se passait — comment se situer vis-à-vis de lui. C'est là, en particulier, une grande différence entre l'homme d'avant le XVe siècle et celui d'aujourd'hui. Les hommes d'autrefois, précisons-le, ne passaient pas les uns à côté des autres avec l'indifférence totale qui caractérise si souvent notre temps. Il nous faut souvent beaucoup de temps aujourd'hui pour faire vraiment connaissance avec ceux que nous rencontrons. Il faut d'abord apprendre un certain nombre de choses l'un sur l'autre avant de commencer à se sentir en confiance, à gagner la confiance de l'autre. Or, cette lente approche à laquelle on ne parvient aujourd'hui qu'après une longue fréquentation — si même tant est qu'on y parvienne — était, à l'époque gréco-romaine, acquise d'un seul coup à la première rencontre. On avait vite fait de découvrir comment s'entendre avec l'autre, compte tenu des individualités en présence. On n'avait pas besoin d'échanger si longuement ses façons de penser et de sentir. On faisait vite connaissance, dans la mesure où s'établissait ainsi un lien salutaire entre deux hommes, voire entre plusieurs qui se constituaient en société s'il y avait nécessité à le faire. En ce temps-là, le paysage intérieur d'un homme trouvait encore, spirituellement parlant, beaucoup plus d'écho dans celui de l'autre. De même qu'aujourd'hui nous savons encore reconnaître parfaitement au moyen de nos sens la couleur des plantes, ce que nous ne pourrons plus faire d'emblée non plus au cours de la septième période, car à ce moment-là même la nature ne pourra nous être accessible qu'à certaines conditions bien définies — de même, disais-je, qu'aujourd'hui on peut encore avoir une connaissance immédiate des plantes sans passer d'abord par un processus d'approche — certes celui-ci nous permet de découvrir des aspects plus subtils, mais quant à la connaissance qu'a des plantes le commun des mortels, elle lui vient dès le premier coup d'œil — de même les relations humaines avaient plus de facilité à s'établir. Mais il s'agissait d'une époque où l'on vivait plus simplement et où ce type de rapports était suffisant. Qu'on se le dise, une relation cordiale conçue de cette façon était tout à fait appropriée à la quatrième époque. Car aujourd'hui le réseau de sensibilité qui entoure le monde est d'un tout autre ordre. N'oublions pas qu'au cours de la quatrième époque, l'essentiel des relations humaines reposait sur le contact personnel et que tout ce que les hommes avaient à décider entre eux se décidait sur la base de la rencontre. L'imprimerie qui, on le sait, s'est interposée entre les hommes dans les rapports qu'ils peuvent avoir, et qui de plus en plus donnera un tour impersonnel à leur commerce, n'est apparue qu'au cours de la cinquième période. Et aujourd'hui les contacts s'établissent entre les hommes de façon telle que, dans l'ensemble, des rapports fondés sur une connaissance instantanée ne pourraient mener à rien de bon. Toute la vie moderne tend à dépersonnaliser les rapports entre les hommes.

C'est bien autour de cette tendance que s'organise l'humanité : au lieu de recevoir en partage, et toutes prêtes, les forces du cœur, qui ont un effet «coup de foudre», et les forces de l'entendement, qui ont un effet de pénétration, l'humanité reçoit maintenant un produit de l'âme de conscience qui a pour effet, disons, de l'isoler bien davantage, de l'individualiser bien davantage et de centrer les êtres sur leur propre corps en les rejetant dans leur egoïté et dans leur solitude plus que ne le faisait l'âme d'entendement ou de cœur. L'âme de conscience fait de l’être humain un individu isolé, un voyageur solitaire, qu'il était loin d'être à l'époque de l'âme d'entendement ou de cœur.  Ce repliement de l’être humain sur lui-même est déjà le trait le plus important de notre époque et la tendance ne fera que s'accentuer. L'homme à l'époque de l'âme de conscience s'abstrait du reste de l'humanité et vit davantage isolé. De là la difficulté accrue à connaître autrui et surtout à devenir son intime ; devenir le familier de quelqu'un suppose qu'on ait d'abord eu amplement l'occasion de le fréquenter.

Mais où tout cela nous mène-t-il ? La meilleure façon de le comprendre, c'est de considérer ce que nous dit une certaine vérité de la science de l'esprit : les rencontres que la vie peut nous réserver, à nous autres hommes, ne sont pas, mais pas du tout, l'effet du hasard. Il y a des hommes que nous rencontrons sur notre chemin, d'autres que nous ne rencontrons pas.  Or, à notre époque, toute rencontre a son origine dans notre karma individuel. Car nous sommes entrés dans une période de l'évolution humaine où les expériences karmiques qu'ont faites autrefois les hommes atteignent un point culminant. Songez au peu de karma accumulé par les hommes au début de l'évolution terrestre ! Chaque incarnation que nous traversons apporte une nouvelle pierre à notre karma. Il a donc bien fallu un début aux rencontres humaines, une première fois sans précédent, au cours de laquelle nécessairement des rapports se sont établis ex nihilo. Mais petit à petit, et du fait que nous nous sommes réincarnés maintes et maintes fois, nos rapports avec autrui ont évolué de telle façon qu'en règle générale nous ne rencontrons plus personne à vrai dire avec qui nous n'ayons eu quelque expérience commune au cours d'incarnations précédentes.  Nous sommes conduits vers notre semblable par les expériences que nous avons faites ensemble au cours d'incarnations précédentes. On attribue au «hasard» telles ou telles rencontres humaines ; à vrai dire, ces rencontres procèdent toujours d'incarnations précédentes où l'on s'est déjà rencontré et où sont nées les forces grâce auxquelles, peut-on dire, on est maintenant conduit derechef vers l'autre.

Or l'âme de conscience en sa tour d'ivoire ne peut s'épanouir, comme elle a mission de le faire à notre époque, que si ce qui se passe aujourd'hui quand deux hommes se rencontrent perd de l'importance à nos yeux et que peut agir dans la solitude de notre for intérieur et remonter en nous le produit d'incarnations passées. Du temps des Grecs ou des Romains, les rencontres pouvaient encore se faire sur le mode de l'impression réciproque et immédiatement déclenchée ; aujourd'hui, pour que puisse se développer l'âme de conscience plus individualisée, voici comment les choses doivent se passer lors de la rencontre : un être humain en rencontre un autre ; ce qui doit l'emporter chez celui-ci ou chez celui-là, c'est une résurgence venue d'incarnations précédentes ; cela ne peut se faire en un clin d'œil, comme on peut le dire de la connaissance immédiatement liée ; cela demande au préalable que les êtres humains laissent parler en eux le sentiment et l'instinct et remonter peu à peu des profondeurs l'expérience autrefois partagée avec l'autre. Tel est précisément le but que nous nous fixons aujourd'hui : apprendre à se connaître, arrondir les angles entre individus. Car cet apprentissage, cet adoucissement des arêtes créent les conditions pour que remontent, inconscientes, instinctives encore, les réminiscences, les effets à longue échéance des incarnations précédentes. Lorsque l’être humain met davantage de son être profond dans le rapport qu'il établit avec autrui, alors seulement peut s'épanouir l'âme de conscience ; l'âme d'entendement et de cœur, elle, trouve sa forme dans des rencontres où des liens s'établissent sur une impression immédiate.

Voici donc comment les choses s'articulent exactement entre elles. Et ce que je viens de vous en dire ne fait, pour la cinquième époque, que commencer. Les êtres humains auront de plus en plus de peine, au cours de cette cinquième période, à établir entre eux des rapports justes, parce qu'ils ne peuvent parvenir à établir ainsi entre eux des rapports justes qu'au prix d'une évolution intérieure, d'une activité intérieure. Le processus est déjà engagé. Mais ces difficultés initiales ne feront que s'amplifier, que s'aggraver. On voit bien comme il est devenu difficile à nos contemporains qui font des rencontres karmiques de se comprendre immédiatement, peut-être parce que d'autres rapports karmiques entrent également en jeu, qui ne leur permettent pas de trouver la force de se représenter d'instinct tous les tenants et aboutissants qui subsistent d'incarnations précédentes ! On est amené à se rencontrer, on se lie d'affection. La rencontre est l'effet de certaines influences venues d'incarnations précédentes. Mais lorsque émerge du passé une réminiscence de ce genre, d'autres forces s'exercent en sens contraire ; il y a rupture. Et ceux qui ont fait ce genre de rencontre ne sont pas les seuls à être confrontés à la question de savoir si ce qui resurgit en eux va vraiment suffire à fonder une relation durable : fils et filles ont de plus en plus de mal à comprendre pères et mères, parents à comprendre leurs enfants, frères et sœurs à se comprendre entre eux. Il est de plus en plus difficile de se comprendre parce qu'il est de plus en plus nécessaire de commencer par laisser vraiment monter des profondeurs de l'être ce que le karma y a déposé.

Comme vous le voyez, c'est une perspective plutôt négative qui s'offre ainsi pour la cinquième époque postatlantéenne : la difficulté d'une compréhension réciproque entre les humains. Mais cela exige de nous que nous nous mettions bien en face de cette condition de l'évolution et que nous ne passions pas notre vie dans l'obscurité à rêver ; car cette condition de l'évolution est en tous points inéluctable. Si la difficulté de faire l'apprentissage d'autrui ne pesait pas comme une fatalité sur les êtres humains de la cinquième époque, l'âme de conscience ne pourrait pas s'épanouir et il faudrait que les êtres humains vivent davantage en commun selon leurs dispositions naturelles. Il s'ensuivrait que l'élément d'individualité inhérent à l'âme de conscience ne trouverait pas à se développer. Il faut donc qu'il en soit ainsi et que les êtres humains passent par cette épreuve. D'autre part, il ne faut pas se cacher que si ce côté négatif des conditions nécessaires à l'évolution de la cinquième période postatlantéenne était seul à faire surface, il en résulterait nécessairement et de toute évidence une situation de guerres et de conflits jusque dans les moindres relations entre humains de cette cinquième période. C'est pourquoi nous voyons d'instinct dans cette cinquième période se profiler un certain volume de besoins dans cette cinquième période, qui par nécessité prendront une forme de plus en plus consciente.  Leur donner cette forme de plus en plus consciente, c'est une des tâches qui incombent à la science de l'esprit pour les hommes de la cinquième époque postatlantéenne.

***

Il me suffira d'un mot pour qu'aussitôt apparaisse à chacun d'entre nous  la  direction dans laquelle il faut nécessairement chercher remède à cette difficulté d'une compréhension mutuelle. Un mot, et un seul : il faut, et il faut en toute conscience — car nous vivons à l'époque de l'âme de conscience — que s'éveille de plus en plus en cette cinquième époque postatlantéenne le sens de l'entente sociale. Voilà qui résume d'un mot des besoins qui, durant la quatrième époque postatlantéenne, n'existaient certes pas dans la même mesure. Une étude sérieuse du monde grec ou du monde romain montre que l'individualisme n'y occupait pas la place qu'il occupe aujourd'hui parmi les Européens ou encore parmi les Américains qui sont issus de l'Europe. Cela se comprend d'autant mieux si l'on compare l’être humain — à tant faire que de comparer, prenons les choses à la racine — à une espèce animale. Pourquoi une espèce animale a-t-elle son existence et ses limites propres ?  Mais parce qu'elle y est prédisposée par son âme-groupe, l'âme de l'espèce. Génétiquement disposée, cela va de soi, mais elle ne peut pas sortir de ces limites, elle y est enfermée. L'être humain, lui, il faut qu'il les dépasse. Il faut que l'individu, chacun pour soi, trouve sa propre forme, et à notre époque de l'âme de conscience cette recherche d'une forme personnelle est parmi les tâches de première nécessité. La civilisation grecque et romaine est encore totalement adombrée par l'âme de l'espèce. L'homme de ce temps-là nous apparaît inséré dans un ordre social dont la structure et la cohésion, pour être fondées davantage sur des forces morales, n'en étaient pas moins rigides. Mais des constitutions de ce type sont appelées à se dissoudre de plus en plus au cours de la cinquième période postatlantéenne. Aujourd'hui, à l'heure de la cinquième période postatlantéenne, l'âme de l'espèce, qui adombrait encore la quatrième période, n'a plus de raison d'être. Il faut qu'en revanche émerge consciemment une entente sociale, en d'autres termes il faut qu'émerge tout ce qui naît d'une compréhension approfondie de ce qu'est au juste l'entité humaine individuelle. Cette juste compréhension-là ne se développera que grâce à la science de l'esprit.  Quand la science de l'esprit sortira de l'abstraction, quand elle évoluera de plus en plus en s'intégrant au concret, au vivant, alors s'instaurera, là où on s'occupe de science de l'esprit, une façon toute particulière, dirai-je, de connaître son semblable, de s'éveiller à un intérêt pour l'autre. On verra alors des personnes manifester des dispositions pour enseigner à leurs semblables comment les tempéraments varient selon les êtres humains, comment les êtres humains diffèrent par leurs dispositions naturelles, comment il faut prendre tel humain en fonction de tel tempérament, comment tel autre dont les dispositions sont différentes doit être pris d'une autre façon ; les pédagogues nés enseigneront alors à ceux qui en sauront moins : Ouvrez donc les yeux. Il y a tel ou tel type d'hommes, et il faut prendre les uns de telle façon, les autres de telle autre. On mettra la psychologie, ou science de l'âme, en pratique, mais on mettra aussi en pratique la science de la vie, ce qui permettra de comprendre vraiment la dimension sociale de l'évolution.

Car en fait d'entente sociale, qu'a-t-on pu voir jusqu'à maintenant ? On a vu apparaître de belles idées, une myriade d'abstractions, telles que le bonheur de l'humanité ou des peuples, telle ou telle forme de socialisme. Si l'on voulait vraiment mettre en pratique ces idées sociales qu'on voit surgir ici ou là, on verrait tout de suite que c'est peine perdue. Il ne s'agit pas, n'est-ce pas, de commencer par fonder des sociétés ou des sectes avec des programmes bien arrêtés, mais de répandre une anthropologie, une connaissance pratique de l'humain, et nommément, une science de l'être humain qui nous permette de comprendre en connaissance de cause l'être humain en devenir, en cours de croissance, de comprendre l'enfant comme il convient, dans la perspective où il développe son individualité propre. Nous saurons ainsi nous situer dans la vie de telle façon que, quand le karma nous met en présence d'un être humain avec lequel nous sommes appelés à nouer telle ou telle forme de liens plus étroits, nous fassions fructifier les impulsions karmiques justes qui sont en nous, et que nous établissions les relations durables et justes, celles-là même qui peuvent effectivement le mieux féconder la vie.  Une anthropologie pratique, un intérêt pour l'humanité qui ait des applications pratiques, voilà à quoi il faut aboutir. Sur ce plan, le monde d'aujourd'hui n'a pas encore fait de progrès bien spectaculaires, ni obtenu de résultats bien probants. Car comment juge-t-on un homme que l'on rencontre pour la première fois ? On le trouve sympathique, ou antipathique. Où que vous alliez, vous verrez que dans la plupart des cas le jugement se borne à cela, ou, quand il est plus diversifié, que néanmoins les différents aspects en sont tous complètement soumis à cet unique point de vue : je trouve untel sympathique, untel antipathique, ou encore je lui trouve ceci de sympathique, ceci d'antipathique. Idées préconçues ! On attend de l'autre qu'il soit comme ceci ou comme cela, un point c'est tout ; et quand on s'aperçoit qu'il est différent sur tel ou tel plan, alors la sentence tombe. Tant que dureront l'antipathie ou la sympathie fondées sur des préjugés, sur une prédilection pour tel ou tel type d'homme, et tant qu'on ne sera pas plus généralement d'avis de prendre l'homme tel qu'il est, on ne pourra faire aucun progrès dans une connaissance de l'homme concrète et véritable.

Faut-il rappeler comme il est fréquent de nos jours, lorsque deux hommes se rencontrent, dans telles ou telles conditions, de voir l'un prendre aussitôt l'autre en grippe — le rejeter — et se comporter ensuite avec lui dans la seule optique de ce rejet?  C'est ainsi que bien souvent une relation karmique se trouve étouffée dans l'œuf  complètement détournée de sa véritable voie ; il faut alors attendre jusqu'à la prochaine incarnation pour que ces deux hommes se rencontrent à nouveau et la rétablissent.  Sympathie et antipathie sont les pires ennemies d'un véritable intérêt pour les autres. La plupart du temps, on n'y fait pas attention. Quand on sait comme il y va de l'évolution future de l'humanité que s'établissent entre les hommes de véritables liens sociaux, on a maintes fois le cœur serré en voyant faire de ces maîtres d'école qui, sur la foi de certains préjugés, trouvent de prime abord tel élève sympathique par opposition à tel autre qui ne l'est pas. Il y a souvent là de quoi faire frémir, alors que la vraie question, c'est de prendre chacun tel qu'il est et de tirer le meilleur parti possible de ce qu'il est.

Mais le mal s'étend aux institutions. Nos institutions, nos lois sociales qui souvent étouffent terriblement la personnalité des professeurs ont déjà pris un tour tel qu'il n'y a en vérité plus de place pour la personnalité. Il faut dès lors qu'une compréhension véritable de la science de l'esprit agisse de façon à cultiver une psychologie et une anthropologie pratiques dans l'intérêt de tous. C'est là une condition indispensable à une entente sociale qui puisse contrebalancer en quelque sorte la difficulté croissante de se comprendre.

Voilà ce qui doit impérativement apparaître en tout premier lieu dans la cinquième période postatlantéenne pour que l'humanité développe pleinement l'âme de conscience. La route à suivre passe inévitablement par des épreuves, dans la mesure où l'homme trouve en face de lui en quelque sorte les forces ennemies. Ces sentiments de sympathie et d'antipathie, n'en doutez pas, vont donc s'amplifier, et à moins de lutter, de lutter consciemment contre cette sympathie et cette antipathie épidermiques, l'âme de conscience ne pourra pas voir le jour dans de bonnes conditions. De même s'opposeront de plus en plus à l'entente sociale entre les êtres humains les sentiments et les émotions nationalistes qui, dans l'ensemble, n'ont commencé à prévaloir qu'au XIXe siècle sous la forme où elles existent aujourd'hui et qui s'exercent de la façon la plus virulente à l'encontre de l'entente sociale, de l'intérêt véritable de l'homme pour l'homme. Et ces sentiments de sympathie et d'antipathie qu'on voit aujourd'hui opposer entre elles les nations sont autant de dures, de terribles épreuves pour l'humanité, car, faute d'en triompher, il n'y a pas de salut possible. Si les sympathies et les antipathies qui naissent du sentiment national devaient continuer à prédominer comme elles en ont pris le chemin, le développement de l'âme de conscience ne serait pour l'humanité que songe creux. Car le sentiment nationaliste va dans le sens opposé : il tend à empêcher l'homme d'accéder à l'autonomie et fait de lui, au contraire, comme un écho, comme un reflet de telle ou telle conscience de groupe, de telle ou telle nationalité.

Voilà ce qu'il nous faut considérer avant toute chose si nous envisageons de mettre en pratique, dans notre for intérieur, la nécessité première de développer l'âme de conscience à notre cinquième époque postatlantéenne, qui autrement resterait formule abstraite.

***

Pour que puisse vraiment s'épanouir l'âme de conscience en cette cinquième époque postatlantéenne, il faut encore autre chose. Dans la mesure où les êtres humains se replient de plus en plus sur eux-mêmes, on assiste inévitablement à une certaine désertification de la vie religieuse ; il s'agit bien de désert, dès lors que cette vie religieuse refuse de s'adapter à la cinquième époque postatlantéenne et garde la forme qui convenait pour la quatrième.  Comme la tendance était encore plutôt à la conscience de groupe en ce temps-là, il fallait bien que les religions qui voyaient le jour fussent des religions de groupe. Il fallait pour ainsi dire que d'autorité les groupes d’êtres humains fussent collectivement abreuvés de religion, sous forme de dogmes, de principes, d'idées communes. Mais comme l'âme de conscience ne cessera de renforcer le besoin d'individualité au cours de la cinquième période postatlantéenne, ce qui s'exprime dans les religions de groupe ne pénétrera plus jusqu'au cœur, jusqu'au for intérieur de chacun. C'est bien simple, les êtres humains ne comprendront plus ce qui s'exprime dans les religions de groupeÀ la quatrième époque, on pouvait encore donner du Christ un enseignement de groupe, à la cinquième, c'est déjà un fait que le Christ parle individuellement à l'âme de chacun. Déjà nous portons tous le Christ dans notre inconscient ou dans notre subconscient. Corrélativement, il faut donc d'abord que nous prenions nous-mêmes conscience de lui. Ceci ne peut être le fait de dogmes établis, rigides, figés, qu'on impose à l'être humain ; il faut, pour y parvenir, rechercher tout ce qui peut contribuer à faire comprendre le Christ aux êtres humains de toutes parts ou, plus généralement, œuvrer partout en faveur d'une connaissance religieuse universelle, oui, rechercher honnêtement tout ce qui peut servir ce but. Aussi faut-il qu'en cette cinquième période postatlantéenne on pense de plus en plus la vie religieuse en termes de tolérance. Et si, durant la quatrième période, on servait encore la religion en communiquant à ses frères humains un certain nombre de dogmes, de principes rigides, il faut en revanche qu'à la cinquième cela change radicalement. Les conditions sont maintenant totalement différentes. À notre époque où les humains s'individualisent de plus en plus, le but à rechercher est précisément de se libérer du dogme et, lorsqu'on peut faire partager à autrui, lui décrire, une expérience qui relève davantage de la vie intérieure, personnelle, de laisser là tout dogmatisme, et de lui présenter vraiment les choses de façon à laisser libre cours au sentiment religieux de chacun. Les religions fondées sur le dogme, tout ce qui est dogme et confession établis, coupés du reste, c'est la mort certaine pour la vie religieuse à l'époque de la cinquième période. Voilà pourquoi on prendra un bon départ pour la cinquième période en faisant comprendre aux hommes : ce qui aux premiers siècles de l'ère chrétienne était parfaitement à sa place et avait tels effets a eu par la suite tels autres effets. Mais il existe d'autres religions. Tâcher de faire comprendre la nature de ces autres religions ; tâcher de faire comprendre qu'on peut appréhender le Christ de différents côtés ; on place ainsi chaque âme devant ce que cette âme peut approfondir. Mais à l'âme elle-même on n'impose pas de contenu, on lui laisse, notamment dans le domaine de la religion, sa liberté de penser et la possibilité d'épanouir cette liberté de penser.

Si d'un côté j'ai pu dire que l'entente sociale est une nécessité pour la cinquième période postatlantéenne, de l'autre la condition sine qua non pour que se développe l'âme de conscience, c'est la liberté de penser dans le domaine religieux : entente sociale sur le plan des relations humaines, liberté de penser sur le plan de la religion, de la vie religieuse.

S'efforcer de comprendre de mieux en mieux la vie religieuse, d'en pénétrer le sens, et par conséquent se mettre en situation de comprendre ses frères humains quand bien même chacun de son côté conduit sa vie religieuse comme il l'entend, c'est à quoi il faut s'attacher de plus en plus, parce qu'il s'agit là d'une condition fondamentale pour la cinquième période postatlantéenne. Il appartient à l'humanité d'y parvenir consciemment par ses propres forces. C'est justement à l'époque de l'âme de conscience que les puissances ahrimaniennes, comme on pouvait s'y attendre, s'attaquent avec le plus de virulence à cette liberté de penser: les confessions religieuses voient partout d'un mauvais œil la cheville maîtresse de ce courant philosophique qui a nom science de l'esprit, c'est-à-dire la propagation de la liberté de penser ; nombre de calomnies prennent précisément pour cible la science de l'esprit du simple fait que celle-ci entend aborder la naissance de l'âme de conscience en faisant toute la lumière sur elle et se refuse à colporter une vie religieuse sur le modèle de ce qu'elle était à la quatrième époque, c'est-à-dire fondée sur le développement et l'extension de l'âme d'entendement ou de cœur. Le christianisme a pris forme alors qu'on en était encore à la quatrième époque postatlantéenne et que les besoins étaient ceux de l'époque gréco-romaine. Une Église qui maintient aujourd'hui cette forme n'est déjà plus propre, et le sera de moins en moins, à favoriser l'émergence de la liberté de penser ; or il faut que celle-ci émerge de plus en plus.

Et dans le même temps où la vie moderne a fait apparaître pour la première fois, dirai-je, en germe le besoin d'une pensée libre, aussitôt s'est mise à l'œuvre la force adverse dans ce qu'on pourrait appeler — d'un terme très général sur lequel il faudrait revenir en détail en en précisant les nuances particulières — le jésuitisme des différentes religions.  Il a été effectivement suscité afin d'opposer la plus forte résistance à la liberté de penser, ce besoin vital de la cinquième période postatlantéenne. Ce jésuitisme, qui s'oppose à la liberté de penser, il va être de plus en plus nécessaire de l'extirper dans tous les domaines tant que durera la cinquième période postatlantéenne. Car il faut qu'émanant de la vie religieuse la liberté de penser gagne de proche en proche dans tous les compartiments de la vie. Mais comme chacun ne saurait compter que sur soi-même pour acquérir cette liberté, l'humanité est en quelque sorte mise à l'épreuve et partout surgissent les plus grandes difficultés. Lesquelles difficultés deviennent d'autant plus grandes que l'humanité de la cinquième époque, qui a pour mission spécifique d'évoluer jusqu'à la conscience claire, commence par en éprouver de l'inconfort et, partant, fait à bien des égards la sourde oreille.

On assiste donc à un violent combat entre le germe de la liberté de penser qui commence à lever et l'autorité issue du passé qui continue à exercer son action jusque dans notre temps. Et nous sommes sous le coup d'une tendance à nous faire des illusions sur la foi en l'autorité. La soumission à l'autorité a pris aujourd'hui des proportions et une intensité énormes, et sous son influence on voit se dessiner chez les êtres humains une certaine paralysie du jugement. Au cours de la quatrième période, la nature donnait en partage à l'être humain un entendement sain ; aujourd'hui, il faut l'acquérir, le développer. La foi en l'autorité lui met des entraves. Et nous sommes entièrement empêtrés dans la soumission à l'autorité. Songez donc combien l’être humain a l'air démuni en comparaison des animaux qui, eux, ne sont pas doués de raison: Que l'animal n'a-t-il pas comme instincts qui le guident d'une façon pour lui salutaire, qui lui permettent de trouver tout seul la voie salutaire de la guérison lorsqu'il est malade, et à quel point l'humanité d'aujourd'hui agit sur ce chapitre en dépit du bon sens! Là-dessus, l'humanité moderne se soumet pieds et poings liés à l'autorité. L'humanité moderne a le plus grand mal à se faire une idée de ce que doit être une vie saine. Certes, il existe toutes sortes d'associations ou assimilées qui font des efforts louables dans ce sens. Mais il faut que tous ces efforts s'intensifient encore beaucoup, et surtout il faut se mettre dans la tête que nous prenons de plus en plus le chemin de la foi en l'autorité et qu'il s'échafaude un monceau de théories qui, une fois de plus, constituent une base pour disposer les esprits à consolider purement et simplement leur foi en l'autorité. Dans le domaine de la médecine, dans le domaine du droit, mais aussi dans tous les autres, les hommes se déclarent a priori incapables de rien comprendre et avalent tout cru ce que disent ceux qui savent. Après tout, cela se comprend étant donné la complexité de la vie moderne. Mais les humains, subjugués par la force de l'autorité telle qu'elle est ici décrite, perdent de plus en plus leurs moyens et, justement, l'axiome de base du jésuitisme, c'est d'établir systématiquement la force de l'autorité et de disposer les esprits à s'y soumettre. Le jésuitisme tel qu'il apparaît dans la religion catholique n'est qu'un cas particulier du travail accompli de la même manière dans d'autres domaines, à ceci près qu'il s'y remarque moins. Le jésuitisme a commencé par s'installer dans le dogme d'Église en voulant perpétuer dans la cinquième période postatlantéenne, où il n'a plus sa raison d'être, le pouvoir de la papauté qui était une survivance de la quatrième période.  Mais ce même principe jésuitique va peu à peu s'étendre à d'autres domaines de la vie. Déjà parmi la profession médicale fait surface un jésuitisme qui diffère à peine du jésuitisme en vigueur dans le domaine de la religion dogmatique. On voit comment la profession médicale se sert d'un certain dogmatisme pour augmenter son pouvoir. C'est bien à quoi tend le jésuitisme dans divers autres domaines également. La tendance ne fera que se renforcer. Les humains seront de plus en plus pris dans le carcan que leur impose l'autorité. Et la cinquième époque postatlantéenne ne trouvera son salut qu'en faisant valoir à l'encontre de ces adversaires ahrimaniens — appelons-les par leur nom — les droits de l'âme de conscience qui cherche à se développer. Mais il faut pour cela que les êtres humains, à qui, contrairement à ce qui se passait lors de la quatrième période de culture postatlantéenne, l'entendement ne vient plus naturellement comme il en va de leurs deux bras, aient la volonté de développer aussi leur entendement, leur faculté de juger sainement. Le développement de l'âme de conscience exige la liberté de penser, mais cette liberté de penser ne peut s'épanouir que dans une aura bien déterminée, dans une atmosphère bien déterminée.

J'ai attiré votre attention sur les difficultés qui surgissent à la cinquième époque postatlantéenne.  C'est que l'évolution de la cinquième période postatlantéenne s'oriente dans une direction tout à fait précise : le développement de l'âme de conscience. Mais du fait que cette âme de conscience doit se développer en tant que telle, il faut qu'elle rencontre des oppositions et qu'elle passe par des épreuves. Aussi voit-on grandir les résistances les plus farouches à l'entente sociale comme à la liberté de penser. Et aujourd'hui on ne comprend même pas qu'on a affaire à des forces de résistance, car on considère urbi et orbi que justement ces forces de résistance vont dans la bonne direction et que, loin d'aller à contre-courant, il faut travailler tout particulièrement à les faire triompher.

Pourtant, il y a déjà bon nombre d’êtres humains dont le cœur est ouvert et la raison accessible à la situation dans laquelle l'homme moderne est placé, qui ont l'esprit ouvert à ce qui se fait jour aujourd'hui déjà et le comprennent bien : l'incompréhension qui, par suite des relations karmiques intervenues entre les humains dans la crise décrite plus haut, commence à régner entre parents et enfants et inversement entre frères et sœurs, entre les peuples ; il ne manque pas d'êtres humains aujourd'hui dont le cœur saigne lorsqu'ils sont confrontés à cet état des relations, certes nécessaire, mais qui demande, pour avoir l'effet souhaitable, une compréhension parfaite. Car c'est dans le sang du cœur qu'il faut chercher consciemment la force d'agir ainsi autrement dans le monde. Ce qui proviendra d'une génération spontanée aliénera les hommes les uns aux autres.  Ce qui jaillira du cœur humain, c'est ce vers quoi il faudra tendre consciemment à la cinquième époque postatlantéenne, il n'est âme qui n'aille à la rencontre de difficultés. Car les épreuves qui permettent de développer l'âme de conscience passent par la résolution de ces difficultés.

Plus d'un vient aujourd'hui nous dire : Las ! je ne sens pas que faire de moi, je ne sais comment m'insérer dans les relations humaines. La raison ? C'est qu'il n'a pas encore trouvé moyen d'envisager clairement les besoins de notre époque et la place qu'y tient un individu. Chez beaucoup d'hommes, cela va jusqu'à la maladie, la fragilité physique.  Comprendre exactement de quoi il retourne de plus en plus et le poursuivre inlassablement, tel est le but à rechercher. La cinquième période postatlantéenne veut que l'humanité soit menacée de voir se répandre sur elle une détresse de l'âme dont j'ai décrit la coloration particulière dans la présente conférence. Ce que je décris, beaucoup le voient, beaucoup ressentent la nécessité, nécessité inéluctable, de parvenir d'une part à l'entente sociale, de l'autre à la liberté de penser. Mais rares encore, très rares, sont ceux qui sont enclins à appliquer les remèdes appropriés. Car on croit souvent servir la cause de l'entente sociale en faisant toutes sortes de discours d'une tonalité idéaliste. Que n'écrit-on pas aujourd'hui sur la nécessité de donner à l'enfant qui grandit une éducation adaptée à ses besoins ! Que de théories échafaudées jusque dans le détail dans tous les domaines pédagogiques possibles et imaginables ! Il s'agit bien de cela ! Dans toute la mesure du possible, il faut en connaissance de cause décrire positivement comment se développent concrètement les êtres humains, faire positivement l'histoire naturelle, dirai-je, des étapes par lesquelles passe un individu donné, et multiplier les efforts dans ce sens. Partout où nous le pouvons, raconter comment A, B, C sont devenus ce qu'ils sont et se donner les moyens de se pencher avec amour sur l'évolution d'un être humain telle qu'elle se déroule sous nos yeux. Ce qui importe avant tout, c'est d'étudier le vivant, de vouloir connaître la vie et non établir un programme. Car le programme, dans son abstraction, est l'ennemi de la cinquième période postatlantéenne.

Lorsqu'on fonde une société, il faudrait effectivement la placer sous le signe de la cinquième période postatlantéenne et la fonder de façon à donner la priorité aux hommes qui s'y rencontrent et à permettre à leur commerce d'hommes authentiques de donner les résultats qu'ils peuvent donner. Qu'on s'en donne la peine et on verra l'individu donner sa mesure. Aujourd'hui, que fait-on d'habitude ? On commence par mettre sur pied des statuts. Certes, tout cela est bien joli, c'est peut-être même nécessaire, puisque nous vivons dans un monde où il faut des statuts. Mais ne nous y trompons pas : en ce qui nous concerne, parler de programmes et de statuts n'est qu'une concession aux usages ; la vraie et la seule question, c'est celle de l'individu dans ses rapports avec les autres, de ce qu'apporte l'homme en tant que tel, l'important c'est la compréhension mutuelle. Être au clair là-dessus, c'est déjà créer des conditions favorables pour qu'au cours de la cinquième période postatlantéenne qui, rappelons-le, doit encore durer des siècles, la notion d'évolution individuelle, d'évolution vivante, sorte du cercle où on a l'intelligence de ces choses-là et se répande dans le monde entier où tout est aujourd'hui comprimé «comme dans des brodequins espagnols» dans des articles ou des règlements ou quelque chose dans ce goût-là.  Aussi bien voyons-nous fleurir de toutes parts ces enseignements aux accents rédempteurs, qu'on donne du haut des chaires et autres tribunes et qui prétendent nous apprendre à vivre. Partout nous voyons surgir ces théories qui suent l'abstraction et dans lesquelles on présente aux hommes toutes les idées, tous les idéaux possibles et imaginables. Il ne peut être question de cela, mais seulement de pénétrer à bon escient dans le concret, dans la vie véritable. Mais comment y parvenir ?

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Bien évidemment, on aura parfaitement le droit de faire à ce qui vient d'être dit l'objection suivante : Comment pourrions-nous avoir compétence pour porter un jugement sur tout ce qui nous vient aujourd'hui des milieux autorisés ? Avec tout ce qu'il faut apprendre pour devenir médecin, dira-t-on ! C'est bon pour un futur médecin, mais pas pour nous tout de même ! Et par-dessus le marché il faudrait encore apprendre tout ce que doit savoir un homme de loi, un peintre, que sais-je encore ? Ce n'est pas possible ! Bien sûr que ce n'est pas possible, la question ne se pose même pas ; mais personne ne nous demande de faire œuvre créatrice ; il suffit que nous soyons capables de porter un jugement. Il faut nous mettre en situation de laisser faire ceux qui ont autorité, bien sûr, mais de savoir juger ce qu'ils font.  Ce n'est pas en nous plongeant effectivement dans toutes les spécialités une par une que nous pouvons nous y préparer et avoir qualité pour cela, mais en nous donnant la possibilité de juger à partir d'un point de vue global capable de former notre entendement, notre faculté de juger. Cela ne peut en aucun cas procéder d'une connaissance technique de tous les domaines spécifiques, cela ne peut venir que de la connaissance spirituelle qui englobe tout.

Il faut que la science de l'esprit soit centrale à la connaissance. Car non contente de faire la lumière sur les tenants et les aboutissants de l'évolution humaine, la science de l'esprit propose un mode de pensée qui développera en nous cet entendement sain qu'il faut aller chercher de nos jours à des profondeurs plus grandes qu'à l'époque gréco-romaine, la quatrième époque de culture postatlantéenne. Le mode sur lequel la science de l'esprit forme les concepts et les représentations qui lui sont nécessairesn'est pas celui du monde scientifique en général et ce mode ne nous rend pas capables de devenir une autorité dans tel ou tel domaine, mais il fait de nous des êtres capables de jugement. La raison en sera de plus en plus claire à nos yeux, car il existe dans l'âme humaine des forces cachées, des forces qui tiennent du mystère et dont on peut attendre qu'elles relient l'âme de l'être humain au monde spirituel et qu'à travers ce lien, qui s'établit entre l'âme des êtres humains et le monde spirituel grâce à l'étude de la science de l'esprit, elles fassent apparaître en nous la capacité de juger cas par cas quand nous sommes confrontés à l'autorité. Nous ne posséderons pas le savoir qui peut être le sien, mais lorsqu'elle a un certain savoir et qu'ici ou là elle agit de telle manière, nous serons capables d'en apprécier le bien-fondé.

On ne soulignera jamais assez ce que la science de l'esprit est seule à pouvoir apporter, c'est-à-dire non seulement un enseignement, mais la capacité de juger en la matière, c'est-à-dire, au premier chef, de penser librement, d'avoir une pensée autonome. La science de l'esprit ne fait pas de nous des médecins, mais, bien comprise, elle nous met à même de juger le médecin dans l'exercice de sa fonction. Dès l'instant où on saisira le sens de mes paroles, on comprendra beaucoup de choses aux forces de guérison de la cinquième période postatlantéenne. Car lorsque je dis que la science de l'esprit va pour ainsi dire remodeler l'intelligence humaine en sorte que l'être humain devienne capable de jugement et libère la force d'entendement latente en son âme, ce que je veux vraiment dire par là, c'est tout un monde.  Faute d'une intelligence autonome, il n'est pas possible d'accéder vraiment à la liberté de penser.

Qu'il me soit permis maintenant d'exprimer cette même idée sous forme d'image, d'imagination. La science de l'esprit nous parle d'un monde spirituel qui a une réalité concrète, d'êtres élémentaires qui nous entourent, elle nous parle des Hiérarchies, des Anges, des Archanges et ainsi de suite. Le monde se peuple pour nous concrètement de contenus spirituels ou de forces spirituelles et d'entités spirituelles. Ces entités, qui vivent dans le monde spirituel, il ne leur est pas indifférent que nous connaissions leur existence. Au cours de la quatrième période, elles n'y attachaient pas encore tellement d'importance, mais désormais ce n'est plus du tout le cas. Au contraire, si l'on ne sait rien d'elles ici-bas, c'est comme si on leur ôtait un peu de leur nourriture spirituelle. Le monde spirituel est totalement lié à l'univers physique dans lequel nous vivons. La meilleure manière de vous le faire comprendre, c'est de vous dire une chose qui pourra vous sembler, même à vous, encore paradoxale, mais qui est malgré tout la vérité pure. Et bien que le temps ne soit pas venu d'en dire bien long, il faut pourtant bien énoncer déjà maintes vérités, car il n'est pas bon que les hommes vivent sans les connaître.

Voyez-vous, de notre point de vue d'êtres humains vivant sur terre, il est juste de dire que, lors du Mystère du Golgotha, le Christ est entré dans la vie de la Terre, et qu'il s'y trouve depuis lors. D'un certain point de vue affectif, on peut considérer cet événement comme un bonheur. Mais qu'on se place maintenant du point de vue des Anges — et je vous assure que je n'invente rien, car c'est là le point de vue qui, aux yeux du véritable occultiste, apparaît comme une réalité — qu'on se mette donc à la place des Anges. L'expérience qu'ils ont faite dans leur sphère spirituelle est différente : ils ont, eux, vécu l'envers des choses. Le Christ a quitté leur sphère pour aller vers les humains, il l'a abandonnée. A part eux-mêmes ils se disent, et pour cause : le Mystère du Golgotha a fait que le Christ a quitté notre monde. Ils ont là sujet d'être tristes, tout comme les êtres humains, dans la mesure où ils vivent dans un corps physique, peuvent éprouver comme salutaire que le Christ soit venu vers eux. C'est là également une démarche de pensée fondée sur une réalité, et celui qui a une véritable connaissance du monde spirituel, celui-là sait que, pour les Anges, il n'y a qu'une délivrance possible, que pour eux il est juste, comme je l'ai exprimé, que les humains ici-bas vivent dans leur corps de chair avec la pensée du Christ et que la pensée du Christ s'élève vers les Anges comme un rayon de lumière, depuis le Mystère du Golgotha, comme un rayon de lumière vers les Anges. Les hommes disent : Le Christ est entré en nous et nous pouvons évoluer en sorte que le Christ devienne vivant en nous : «Non pas moi, mais Christ en moi». Les Anges, eux, disent : Le Christ n'est plus au milieu de nous, il est perdu pour notre sphère, et la pensée du Christ qui vit en chaque être humain est comme autant d'étoiles qui font monter sa lumière jusqu'à nous ; là, nous le retrouvons, là, depuis le Mystère du Golgotha, sa lumière rayonne et monte vers nous. Le rapport entre le monde spirituel et le monde des hommes est une réalité. Et cette réalité trouve aussi son expression dans le fait que les êtres spirituels, les habitants du monde spirituel séparé du nôtre peuvent considérer d'un œil content, satisfait, apaisé, les idées que nous pouvons nous faire sur leur monde. L'aide qu'ils peuvent nous apporter dépend des pensées que nous pouvons nourrir à leur égard quand bien même nous ne sommes pas encore parvenus au stade de clairvoyance qui nous ouvrirait le monde spirituel, ils peuvent nous aider si nous savons qu'ils existent. L'étude de la science de l'esprit nous vaut l'aide du monde spirituel. Ce ne sont pas seulement les connaissances acquises qui nous aident, mais l'être même des Hiérarchies supérieures lorsque nous connaissons leur existence. Si donc nous prenons davantage de recul par rapport aux autorités en place pendant la cinquième période postatlantéenne, il est salutaire de ne pas nous appuyer sur notre seul intellect d'hommes, mais au contraire sur les forces que sont prêts à mettre dans notre intellect les êtres spirituels quand nous nous intéressons à eux. Ce sont eux qui nous donnent les moyens de porter des jugements à l'égard de l'autorité. Le monde spirituel nous aide. Nous avons besoin de lui, il faut que nous connaissions son existence, il faut qu'il devienne pour nous objet de connaissance. Voilà la troisième exigence de la cinquième période postatlantéenne.

La première, c'est l'entente sociale entre les hommes, la seconde l'acquisition de la liberté de penser, la troisième, la connaissance vivante du monde de l'esprit par la science de l'esprit. Ces trois impératifs sont les grands, les vrais idéaux à poursuivre en cette cinquième période postatlantéenne.  Il faut qu'apparaissent entente sociale sur le plan de la vie en société, liberté de penser sur le plan de la vie religieuse et des autres formes communes de la vie de l'âme, et sur le plan de la vie intellectuelle, connaissance de l'esprit — ce sont les trois grands buts à atteindre, les trois grands moteurs de la cinquième période postatlantéenne. Sous ce triple éclairage, il faut que nous nous développions, car il s'agit là des phares appropriés à notre temps. Beaucoup d'êtres humains éprouvent intensément la nécessité d'une nouvelle forme à donner aux sociétés humaines, de nouveaux concepts à trouver. Mais quand il s'agit d'aller jusqu'au bout de ses intentions, ni la bonne volonté ni la compréhension ne suffisent. Il n'est que de voir l'attitude que prennent beaucoup d'humains vis-à-vis des efforts que fait la science de l'esprit ou anthroposophie. Sans parler des calomnies malveillantes dont la science de l'esprit, théosophie ou anthroposophie est l'objet ni du mauvais vouloir avec lequel on s'oppose par ailleurs à elle sous un prétexte ou sous un autre, on peut penser au désir sincère dont nous voyons tant d'exemples au sein de l'humanité actuelle, au désir sincère de susciter parmi les hommes tels courants qui tendent à répondre aux besoins appropriés à la cinquième époque. Voyez plutôt tous ces «réformateurs» qui surgissent de toutes parts, le nombre de pasteurs populaires et autres prédicateurs de même farine, voire de prédicateurs «sociaux» issus de milieux qui n'ont rien à voir avec la théologie ni avec la religion. Il en vient de partout et bien souvent ils sont animés des meilleures, mais vraiment des meilleures intentions ! Tous veulent mener les humains vers quelque chose qui donne à la vie le sens auquel elle aspire aujourd'hui ! La bonne volonté est partout présente et nous ne retiendrons ici que ce qui relève des bonnes intentions, pas des mauvaises. Mais tant que cette bonne volonté se cantonne dans des propos de portée générale, si enflammés soient les sentiments qui les sous-tendent, cela ne sert à rien si la connaissance que seule peut engendrer la science de l'esprit ne prend vie, afin que puissent se réaliser les trois grands idéaux véritables : entente sociale — approche sociale de l'autre —, liberté de penser, connaissance de l'esprit.  Mais cela, l'esprit humain n'a même pas encore commencé à le mettre en œuvre, sinon parmi la petite poignée d'hommes qui se sont groupés pour partager une vision du monde selon la science de l'esprit.

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C'est une idée qui fait aujourd'hui son chemin, souvent de belle et noble façon, comme nous pouvons le voir. Je voudrais vous en donner un exemple qui s'est offert à moi, par hasard comme on dit, à vrai dire sous l'effet du karma : en un mot, j'ai trouvé dans une vitrine un petit livre dont le titre m'a fait quelque impression et que je me le suis acheté. On y parle de l'homme moderne, de sa quête, des influences qui président à sa croissance ; on y montre tout ce que le monde moderne, le monde extérieur, met à la disposition de l'homme pour l'aider et lui faciliter la vie : grâce à ces commodités que sont aujourd'hui la vapeur et l'électricité, la vie est désormais un plaisir ; rien n'est oublié. Mais l'auteur fait un pas de plus en soulignant que, s'il est vrai que l'homme connaît aujourd'hui une vie plus trépidante, plus mouvementée que naguère, en revanche sa vie s'est enrichie. Le discours est empreint d'une certaine joie, c'est le cœur qui parle. En prenant appui sur les progrès les plus spectaculaires accomplis par l'esprit humain à l'époque contemporaine, il montre comment l'homme d'aujourd'hui a des conditions de vie meilleures qu'autrefois où son existence était plus hasardeuse, plus triste, plus instinctive. Et c'est alors qu'il en arrive bel et bien à ce que j'ai appelé plus haut les difficultés de la cinquième période postatlantéenne, à ceci près qu'il ne voit pas que ces difficultés sourdent précisément de la cinquième époque en tant que telle et de l'exigence qui la caractérise : le développement de l'âme de conscience. La vision n'est pas claire, le sens ne passe pas, voilà le hic. Mais le cœur, lui, y est sans réserves. Je cite : « C'est curieux, pour décrire la démarche intérieure de notre époque, nous avons été fondés à partir de la joie de vivre, du bien-être ; et voici qu'au terme de ce chapitre il nous faut parler d'une détresse profonde sous-jacente, de l'âme. Nous vivons à notre échelle ce que traverse notre époque en général ». À notre échelle, c'est-à-dire sur les lieux où vit l'auteur. « Une plénitude culturelle sans exemple, une floraison de force et de beauté comme il n'y en a peut-être pas deux dans l'histoire ; et à côté de cela une misère morale qui gagne et qui saisit des couches entières de la population. »

Et voici qu'après avoir exposé des idées aussi justes, ce monsieur passe en revue différentes façons qui doivent permettre de ne pas en rester à une description stérile de la misère morale, mais au contraire de trouver la voie juste pour orienter dans la bonne direction les aspirations des hommes d'aujourd'hui. Il cite notamment ce qu'il appelle la théosophie[i], dont il dit comment il l'a rencontrée. Nous voilà donc en présence d'un homme, parmi de nombreux adversaires, qui est animé de bonnes intentions vis-à-vis de cette théosophie, déterminé avec toute la volonté possible et imaginable à l'approcher, un homme qui de plus s'est familiarisé avec elle et a de ce fait droit à notre considération. Ce n'est pas pour le vain plaisir de placer une anecdote que je rapporte ceci, mais bien parce qu'il est pour nous d'une importance capitale de nous préoccuper de rapports positifs tels que ceux-ci entre notre science de l'esprit et le monde extérieur.

Après avoir montré en quoi le mysticisme, quand il ne tourne pas à une mystique, contribue à l'approfondissement de la vie et au soulagement de la misère morale, l'auteur dit : «Outre le mysticisme, il y a la théosophie. Beaucoup ne voient dans son apparition qu'une tentative pour remplacer les valeurs confirmées par des succédanés ou encore n'y trouvent qu'une propension au syncrétisme ou à l'éclectisme» — c'est-à-dire à la fusion de toutes les confessions religieuses et de toutes les conceptions du monde possibles et imaginables. Ceux qui n'ont pas approfondi la science de l'esprit disent bien qu'elle vise à réchauffer le gnosticisme et que sais-je encore ; mais lui fait un pas de plus : «Ceux, dit-il, qui ne trouvent dans la théosophie qu'une propension au syncrétisme et à l'éclectisme, conformément à l'inclination de chacun en particulier, et l'identifient a des phénomènes concomitants moins clairs qui sont le fait de l'époque à laquelle nous vivons, tels que superstition, spiritisme, voyance, symbolisme et autres amusettes spirituelles ceux-là s'entourent de mystère pour séduire les hommes. Mais il n'en est pas ainsi. C'est faire du tort à ce mouvement que de méconnaître les points de vue profonds qui s'y expriment et leur valeur intrinsèque». Nous avons ici affaire, on le voit, à un homme qui nous veut du bien. Il dit : «Il nous faut bien davantage — s'agissant du moins du cercle rassemblé autour de Steiner — essayer de le comprendre comme un mouvement religieux parmi nos contemporains qui, s'ils ne remontent pas aux origines mais reste d'ordre syncrétique, n'en est pas moins orienté vers la base même de toute vie» ; j'espère qu'il percevra un jour le caractère originel de la théosophie, cet homme, lui qui témoigne d'une si  touchante bonne volonté — «nous pouvons légitimement reconnaître dans la théosophie un mouvement qui vise à satisfaire l'intérêt des hommes pour le suprasensible et qui, de ce fait, dépasse le réalisme attaché au monde sensible; et avant toute chose, nous sommes fondés à saluer en elle un mouvement qui invite l'homme à prendre personnellement conscience des problèmes que pose la morale et qui propose à chacun de travailler rigoureusement sur soi-même afin d'aboutir à une renaissance intérieure; » — je l'ai dit, si je cite ces phrases, ce n'est pas pour faire bêtement du sentiment, mais parce qu'il est de la plus haute importance, parmi tout ce qui se dit par ailleurs de l'anthroposophie, que nous soyons également avertis d'opinions comme celle-ci — «il suffit de lire l'introduction à la Théosophie de Steiner pour remarquer le sérieux avec lequel l'être humain y est incité à travailler à purifier ses mœurs et à se perfectionner. Se voulant de plus réflexion sur le suprasensible, la théosophie réagit contre le matérialisme; à vrai dire,» — et je vous prie de faire particulièrement attention à ce qui suit – «du fait même de sa démarche, elle décolle facilement de la réalité et se perd dans des hypothèses, dans des imaginations clairvoyantes, dans un monde onirique, tant et si bien qu'il ne lui reste plus assez de force pour élaborer véritablement les formes de la vie individuelle et sociale. Toujours est-il que malgré tout la théosophie s'impose à notre jugement comme un phénomène rédempteur au stade actuel de notre évolution».

Voilà qui est clair : la seule chose qui déplaise à notre homme, c'est qu'on puisse s'élever jusqu'à la connaissance de l'esprit, la connaissance concrète, réelle, de l'esprit; en d'autres termes, il veut bien admettre les fondements moraux de la théosophie — là-dessus il est d'accord — qui permettent à l'homme de se perfectionner; mais il ne va pas jusqu'à reconnaître qu'à l'époque de la cinquième période postatlantéenne ceci ne peut procéder que d'une connaissance effective, concrète de l'esprit. Il ne reconnaît pas les racines. Il voudrait les fruits sans les racines. Il ne reconnaît pas que tout cela forme un tout. Cet homme nous intéresse au plus haut point justement parce que, comme on le voit, il a donné tous ses soins à l'étude de mon livre Théosophie et pourtant il ne voit pas que l'un ne va pas sans l'autre. Il voudrait bien décapiter ce livre tout en en conservant le corps ; car il attache encore du prix à ce corps.

C'est là qu'apparaît le rapport avec ce que je vous exposais tout à l'heure. Les hommes de cette trempe n'ont pas de mal à comprendre la nécessité de vivre en bonne intelligence et de penser librement ; mais ils ne veulent pas encore reconnaître que c'est au troisième élément, à la connaissance de l'esprit, de jeter les bases de notre cinquième période postatlantéenne ; c'est le pas qu'ils ne sont pas encore en mesure de franchir. C'est l'une des tâches les plus importantes de la vision du monde selon la science de l'esprit d'éveiller les esprits à comprendre cela aussi. Nombreux sont encore les hommes pour qui s'élever dans les mondes spirituels relève de l'utopie; c'est que justement ils ne voient pas qu'en perdant la connaissance des mondes de l'esprit, les hommes ont ouvert la porte au matérialisme, à l'incompréhension sociale qui l'accompagne et aux façons de penser matérialistes qui caractérisent notre époque. C'est justement en étudiant l'attitude des hommes de bonne volonté que nous mesurons les difficultés qu'on éprouve encore à reconnaître l'existence incontournable de mondes spirituels concrets. Aussi faut-il que nous nous efforcions d'autant plus de comprendre des impulsions comme celles dont j'ai voulu parler dans ma conférence d'aujourd'hui.

L'opuscule dont j'ai parlé a pour titre : « L'intelligentsia face à ses problèmes et à ses responsabilités ». Comme je l'ai dit, « c'est le hasard » qui l'a fait tomber entre mes mains, car sa parution remonte déjà à 1914 à Hambourg, aux éditions Agentur des Rauhen Hauses, et il reprend une conférence donnée le 23 septembre 1913 par le professeur Friedrich Mahling pendant le 37e congrès de la Mission intérieure à Hambourg[1]. Une seule chose m'étonne — comme je l'ai dit, l'ouvrage m'est tombé tout à fait par hasard entre les mains dans la vitrine d'une librairie —, c'est que personne de notre cercle n'ait fait la moindre allusion à ce livre ; car on aurait pu s'attendre, vu la date de parution – 1914 à ce qu'il soit tombé entre les mains de tel ou tel. À vrai dire, il serait aujourd'hui nécessaire de nous intéresser aux fils de toutes sortes qui se tissent entre les domaines les plus divers. Que l'on s'inquiète de cette tendance beaucoup plus répandue, il faut le dire, à couvrir notre mouvement d'opprobre et de sarcasmes éhontés, ce serait chose nécessaire, mais cela ne doit pas nous empêcher de nous sentir concernés lorsque, pour une fois, quelqu'un, comme c'est le cas ici, cherche à comprendre en toute honnêteté et nous donne du même coup l'occasion d'apprendre à quels obstacles on se heurte encore aujourd'hui quand on cherche à comprendre en toute honnêteté.

Le propos de la présente conférence était précisément de montrer quels doivent être les trois grands idéaux, les idéaux concrets auxquels doit tendre la cinquième période postatlantéenne : entente sociale concrète entre les hommes, liberté de penser, connaissance de l'esprit. Il faut qu'à l'avenir ces trois idéaux tracent la voie aux sciences. Ils ont vocation à épurer, à purifier la vie, vocation à motiver la morale, vocation à devenir partout phare, guide, composante et soutien vitaux au sein de l'humanité moderne. Mais les deux premières exigences — entente sociale et liberté de penser — ne pourront être satisfaites que s'il vient s'y joindre le troisième élément, la connaissance de l'esprit, car il y va du développement de l'âme de conscience. Le degré le plus élevé assigné à cette âme de conscience est en effet le Soi-Esprit, dont la sixième époque a pour mission de poser les prémices. Le Soi-Esprit ne pourra pas se développer si l'homme ne s'y prépare pas en accédant à cette autonomie intérieure que l'on acquiert en cultivant l'âme de conscience. N'oublions jamais, lorsque nous nous efforçons de cultiver la science de l'esprit, que les vérités d'abord absorbées sous forme abstraite ont effectivement en elles une vertu magique qu'il suffit de libérer de ses chaînes pour qu'elle illumine de sa clarté la vie tout entière. Chacun d'entre nous, quelle que soit sa situation, qu'il soit engagé dans tel ou tel domaine de la science ou de la vie pratique, fût-ce pour y exercer l'activité la plus humble, contribuera aux grandes tâches de notre époque pour peu que dans son domaine il sache donner vie comme il le faut aux vérités abstraites que nous faisons nôtres dans nos rencontres. Alors l'âme de l'homme s'emplira de joie, une joie qui n'en reste pas à la gaieté superficielle, mais va de pair avec ce sérieux qui sous-tend la vie, qui accroît les forces, qui ne fait pas de nous de simples épicuriens, mais de bons ouvriers.

En ce sens les trois idéaux concrets indiqués, tant sur le plan de l'idéal social que sur le plan de l'idéal de connaissance, permettront aussi à l'âme de conscience, pendant la cinquième période de culture postatlantéenne, de percevoir le Mystère du Golgotha sous un jour nouveau, de prendre en elle le Christ ; il faut en effet que nous nous reliions vraiment aux mondes de l'esprit, que nous nous pénétrions du rapport qui existe entre eux et le moteur essentiel de l'évolution de la terre, c'est-à-dire la force christique. La force christique n'existera pour nous qu'à l'instigation des pensées qui émanent du monde spirituel pour pénétrer dans l'existence terrestre, tandis que, depuis le Mystère du Golgotha, peuvent jaillir dans l'âme des hommes des pensées de lumière, pensées consolatrices, dispensatrices de clarté à l'instar des étoiles — je vous l'ai dit — et dont la lumière même monte jusqu'à la sphère des Anges qui ont perdu le Christ, afin qu'ils se voient en retour éclairés par lui à partir de la sphère des pensées humaines.

Non, on ne peut pas se permettre de placer la connaissance de l'esprit au rang des chimères. C'est la connaissance de l'esprit qui se donne pour tâche première de saisir la réalité permettant de remédier à la détresse des âmes liée par nécessité à la cinquième période postatlantéenne. Voilà ce que je voulais vous dire aujourd'hui. Espérons qu'un avenir pas trop éloigné nous verra réunis de nouveau dans cette ville.

Je souhaite que d'ici là nos pensées restent unies et que nous poursuivions ici aussi notre travail dans l'esprit de notre mouvement.

Rudolf Steiner

[Caractères gras et italiques : SL] 

 

Notes

[1] Pr. Dr Friedrich Mahling dans sa conférence Le monde des pensées des érudits problèmes et tâches, du 23 septembre 1913 tenue à Hambourg.

 

Note de la rédaction

[i] Dans ce contexte, il s’agit bel et bien de l’anthroposophie, et non pas de la théosophie telle qu’elle est cultivée et diffusée par la Société théosophique. Rudolf Steiner a certes été le Secrétaire général de cette société pour l’Allemagne pendant quelques années au début du XXème siècle. Au sein de la Société théosophique, l’enseignement qu’il y a donné était toujours exclusivement ce qu’il appellera plus tard anthroposophie. Même si certaines conceptions entre anthroposophie et théosophie (telle qu’enseignée au sein de la Société théosophique) se rejoignent, à de nombreux égards, non seulement au niveau des concepts, mais aussi au niveau de la méthode, de la façon de penser et de ses « applications pratiques », l’anthroposophie se différencie très nettement de la théosophie. Seul un regard superficiel (ou malveillant), sans étude plus approfondie, confondra les deux. Au cours de la seconde décennie du XXème siècle, il était encore courant que des personnes appellent « théosophie » ce qui était en réalité « anthroposophie », d’autant plus que le mot « théosophie » est celui qui était utilisé dans les conférences et écrits de Rudolf Steiner, dactylographiées et diffusées, jusqu’au moment de sa séparation d’avec la Société théosophique.

 

 

Note de la rédaction
Un extrait isolé issu d'une conférence, d'un article ou d'un livre de Rudolf Steiner ne peut que donner un aperçu très incomplet des apports de la science de l'esprit d'orientation anthroposophique sur une question donnée.

De nombreux liens et points de vue requièrent encore des éclairages, soit par l'étude de toute la conférence, voire par celle de tout un cycle de conférence (ou livre) et souvent même par l'étude de plusieurs ouvrages pour se faire une image suffisamment complète !
En outre, il est important pour des débutants de commencer par le début, notamment par les ouvrages de base, pour éviter les risques de confusion dans les représentations.

Le présent extrait n'est dès lors communiqué qu'à titre indicatif et constitue une invitation à approfondir le sujet.
Le titre de cet extrait a été ajouté par la rédaction du site  www.soi-esprit.info   

 À NOTER: bien des conférences de Rudolf Steiner qui ont été retranscrites par des auditeurs (certes bienveillants), comportent des erreurs de transcription et des approximations, surtout au début de la première décennie du XXème siècle. Dans quasi tous les cas, les conférences n'ont pas été relues par Rudolf Steiner. Il s'agit dès lors de redoubler de prudence et d'efforts pour saisir avec sagacité les concepts mentionnés dans celles-ci. Les écrits de Rudolf Steiner sont dès lors des documents plus fiables que les retranscriptions de ses conférences. Toutefois, dans les écrits, des problèmes de traduction peuvent aussi se poser allant dans quelques cas, jusqu'à des inversions de sens !
Merci de prendre connaissance
d'une IMPORTANTE mise au point ici.

 

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