Adolf Hitler à Bonn en 1938
Uwe Werner
Licencié ès sciences économiques, professeurs Waldorf-Steiner, responsable de la Goetheanum-Dokumentation de 1995 à 2011
Étude publiée sur le site de la Société anthroposophique en France (S.A.F.) en juin 2021. Le document originel au format PDF tel qu'édité et publié par la S.A.F se trouve aussi ici:
Note de la rédaction : la rédaction de soi-esprit.info (= NDRL ci-contre et ci-dessous) qui publie le contenu de l’ouvrage d’Uwe Werner édité par la Société anthroposophique en France (SAF), sur le présent site sous un format dit « html », facilitant la navigation sur le web, n'est pas à confondre avec la SAF. Le présent document est le premier d'une série qui permettra d'appréhender le caractère foncièrement anti-raciste et anti-nazi de l'anthroposophie de Rudolf Steiner et des initiatives qui se fondent sur cet esprit. |
Préface de l’éditeur (S.A.F.)[i]
Y a-t-il eu influences, collusions, parentés, porosité, entre l’anthroposophie de Steiner et le régime nazi? Si ce fut le cas, dans quelle mesure peut-on affirmer que d’une part les idées de Steiner auraient-elles alimenté les conceptions racistes et pangermanistes? Plus simplement : est-il possible de prétendre, comme certains aiment à l’avancer, que Steiner aurait contribué à fonder un système idéologique imprégné d’antisémitisme et de totalitarisme?
Afin d’apporter des éléments tangibles permettant au lecteur de se former un jugement en toute connaissance de cause, nous sommes reconnaissants à Uwe Werner de pouvoir mettre cette étude à disposition. Il s’agit d’une recherche alimentée par un nombre conséquent de références : des textes, des documents, des récits ou de faits très précisément datés, vérifiables par tout un chacun. L’ensemble de cette investigation a été développée avec le souci méthodologique de l’historien qui énonce les événements sans y apposer des spéculations. Tout au contraire, des situations humaines sont ici décrites, dans toutes leurs complexités et parfois leurs paradoxes ou même les ambiguïtés que génère un contexte pervers.
Sur cette base, nous pensons, avec la présente étude, apporter des éléments précis. Ils se fondent sur une connaissance approfondie de l’œuvre de Steiner et des fondements éthiques de l’anthroposophie, et mentionnent de manière aussi exhaustive que possible, des faits objectifs qui parlent pour eux-mêmes.
Alain Tessier, pour la Société anthroposophique en France.
Table des matières
Avant-propos de l’auteur
Prémisses
- La montée de la droite hitlérienne,son opposition aux initiatives de Steiner
- Le contexte géopolitique des années 20, prises de position de Steiner.
- La notion de races humaines chez Rudolf Steiner
- La notion de germanité chez Rudolf Steiner
- Un point fondamental : le cosmopolitisme
Le contexte après le 30 janvier 1933
La vie anthroposophique face à ces événements
- La Société anthroposophique en Allemagne : vers une interdiction
- L’interdiction
- Une initiative avec des conséquences surprenantes
À Dornach
Remarques sur la vie anthroposophique en France dans les années 30
Les écoles Steiner Waldorf en Allemagne
La fermeture des écoles Waldorf
Continuer sous la couverture d’une école expérimentale d’état ?
Une conclusion
La pédagogie curative et sociothérapie
Cliniques anthroposophiques, sanatoriums et médecins
Les agriculteurs et jardiniers en biodynamie
L’action de la Gestapo en 1941 et dernières années du régime
Une conclusion
Annexe 1 Bibliographie générale
Annexe 2 Ouvrages de Rudolf Steiner référencés
Annexe 3 Les thèses de Peter Staudenmaier. Une critique
Postface (de l'éditeur)
Avant-propos de l’auteur
Les évènements relatés ici se situent à quelques exceptions près avant que le régime ne fasse sombrer l’Allemagne et le monde entier en période de génocide et de guerre.
La chute du mur de Berlin en 1989 a permis l’accès à de nombreuses sources documentaires importantes et inconnues jusque-là. Parmi elles, on trouve les négociations avec la Gestapo après l’interdiction de la Société anthroposophique en Allemagne. Mais on y découvre aussi les archives confisquées par la Gestapo en 1935, qui avaient été saisies et transportées à Moscou par l’armée à la fin de la guerre. Dans les années cinquante, Moscou en a transféré une bonne partie au régime communiste de la DDR (République Démocratique d’Allemagne), où une Société anthroposophique n’était pas admise et où les personnes soupçonnées d’être anthroposophes étaient surveillées par les services de renseignement, la Stasi (Staatssicherheit).
L’ensemble des documents de cette recherche, plusieurs dizaines de milliers de pages, est enregistré et conservé aux archives de la Goetheanum-Dokumentation à Dornach (Suisse), fonds E.15.002. Classés dans l’ordre chronologique, ils peuvent être consultées facilement par le public.
Dans ce qui suit, l’auteur tente de résumer des évènements complexes qui se sont déroulés sous un régime totalitaire. Ce régime, d’une façon paradoxale, s’est installé à la fois subitement et progressivement. Il a produit une atmosphère générale d’incertitude et d’insécurité où rien n’était plus prévisible, mais malgré tout pressenti. Cela fait comprendre l’étouffement progressif des institutions d’orientation anthroposophique, dont il est question ici, à l’instar de toutes les autres formes de la vie culturelle en Allemagne. Dans ce contexte les responsables anthroposophes ont lutté pour maintenir aussi longtemps que possible leur liberté d’action. Ils se trouvaient en permanence devant la question des concessions qu’ils pouvaient faire sans renier le sens même de leur travail.
Les faits, évènements et personnes impliquées dans le présent récit résument les recherches menées par l’auteur au cours des années 1990. Ces recherches ont donné lieu à une publication sous le titre Anthroposophen in der Zeit des Nationalsozialismus (1933-1945), parue aux Éditions R. Oldenbourg, Munich 1999, éditions spécialisées dans les sujets touchant à cette période. L’ouvrage n’a pas été traduit en français. Depuis, quelques études qui touchent de près le sujet traité ici sont parues. Le lecteur trouvera en annexe une courte bibliographie commentée de ces ouvrages. Tous les ouvrages mentionnés comportent de nombreuses indications bibliographiques. Pour une discussion plus détaillée d’aspects importants on peut se référer à l’étude de l’auteur parue en français en 2012 : Individualité et race chez Rudolf Steiner. Son engagement contre le racisme et le nationalisme, Éditions Triades 2012. Depuis peu, une étude importante de Peter Selg: Rudolf Steiner, l’anthroposophie et les allégations de racisme. Société et médecine dans une époque totalitaire, a été publiée en français, Triades 2021. Outre une recherche approfondie sur les médecins pendant le régime nazi, l’étude comprend aussi une analyse des autres domaines d’activité anthroposophique en tenant compte de la littérature parue jusqu’à aujourd’hui. D’autres sources utilisées dans le récit qui suit sont référencées dans le texte. La référence GA suivie d’un numéro correspond à l’Édition intégrale de l’œuvre de Rudolf Steiner aux Éditions Rudolf Steiner à Dornach, Suisse.
Les prémisses
La montée de l’extrême-droite hitlérienne, son opposition aux initiatives de Rudolf Steiner
Pour pouvoir comprendre l’antagonisme entre le national-socialisme et le mouvement anthroposophique, qui apparut dès le lendemain de la prise de pouvoir par les Nazis, le 30 janvier 1933, il faut remonter 14 ans en arrière, en 1919, et dans les années d’après-guerre.
Rudolf Steiner n’était pas un inconnu pour Hitler et son entourage. Le mentor de Hitler, Dietrich Eckart, s’était moqué publiquement de Steiner lors de la fondation de la première école Waldorf à Stuttgart en 1919. Alfred Rosenberg, l’idéologue du Parti, avait qualifié Steiner de «Pythagore moderne» qui aurait cherché toutes ses connaissances simplement chez d’autres. Hitler lui-même avait attaqué Rudolf Steiner dans son journal de combat, le «Völkischer Beobachter» du 15 mars 1921, le qualifiant d’ami des juifs. Le 15 mai 1922, lors d’une conférence publique à Munich, la scène fut prise d’assaut par des extrémistes de droite. Quelques jours auparavant on pouvait lire dans un de leurs journaux : «Nous espérons que se trouvent des hommes allemands (deutsche Männer) qui empêchent que ce Monsieur touche le sol de Munich.». Les agresseurs coupèrent la lumière et envahirent la scène. Steiner put être sauvé de justesse par ses collaborateurs qui le firent sortir par une porte de service. L’organisatrice de la tournée, l’agence Wolff&Sachs, estimant trop dangereux de la continuer, annula les conférences prévues dans plusieurs autres villes[1].
En 1919 Steiner lança dans les grands quotidiens un appel au peuple allemand et au monde culturel, signé par nombre de personnalités. L’appel devait faire connaître au grand public ses idées et propositions pour une forme nouvelle de la société après la fin de la Grande Guerre. Il inaugurait ainsi le mouvement pour une nouvelle structuration de l’organisme social. Ce mouvement prévoit, pour régir la vie sociale, de distinguer trois domaines autonomes, indépendants les uns des autres. Chacun de ces domaines est caractérisé par référence à chacun des idéaux de la Révolution Française : La fraternité pour la vie de l’économie, l’égalité pour la vie politique et la liberté pour la vie culturelle. Dans l’optique du sujet traité ici, si ce projet avait pu aboutir alors une telle conception tripartite de la société, antitotalitaire par essence, aurait eu comme conséquence d’empêcher l’avènement d’un État totalitaire, puisqu’elle aurait permis de limiter le pouvoir de l’État à ses attributions régaliennes légitimes. Cet aspect devait opposer Hitler et les autres groupuscules de l’extrême droite à Steiner avec cette violence haineuse qui régnait à l’époque.
Les attaques se concrétisèrent encore davantage en 1921 dans une thèse propagée par l’ancien général Gerold von Gleich, selon laquelle Rudolf Steiner aurait été responsable de la défaite allemande, rien de moins ! Pour les tenants de cette thèse, Rudolf Steiner aurait en effet altéré – de façon occulte, bien évidemment – les facultés de jugement du chef de l’état-major allemand,
Helmuth von Moltke, avec pour résultat les décisions erronées qu’auraient prises Moltke au cours de la bataille de la Marne, bataille qui s’était montrée décisive pour l’issue de la guerre.
Le contexte géopolitique des années 20 et les prises de position de Steiner
Pour restituer le contexte, rappelons que Jules Sauerwein, journaliste français de renommée internationale et membre de la Société anthroposophique, avait à l’époque publié à la une du quotidien parisien Le Matin, le 21 octobre 1921, une interview de Rudolf Steiner, où celui-ci réfutait point par point cette thèse extravagante. S’il fallait du courage, dans la France de 1921, pour se risquer à faire une telle publication, aucun journal n’aurait accepté de publier un démenti semblable dans l’Allemagne de 1933.
En outre, il faut rappeler ici les deux aspects du traité de Versailles (signé le 28 juin 1919 entre l’Allemagne et les Alliés, à l’exception toutefois des États Unis) contre lesquels Steiner s’éleva et qui permirent par la suite la montée du Parti national-socialiste dans l’opinion publique pendant les années vingt: le droit à l’autodétermination des peuples (ce qui signifie : un peuple, un état, un territoire), proclamé par Woodrow Wilson, et l’attribution exclusive de la responsabilité de la guerre à la seule Allemagne[2]. Steiner considérait que la responsabilité de l’éclatement de la guerre incombait à la défaillance d’une quarantaine de personnalités placées aux postes clés dans les gouvernements impliqués, qui agissaient, comme des somnambules, dans un état de conscience atténué[3]. De ce fait il était injuste d’attribuer cette défaite au seul peuple allemand. Steiner avait essayé sans succès d’empêcher la signature du paragraphe en question, car il y voyait naître une culture de vengeance qui préparerait la prochaine guerre. En effet, effacer la «honte de Versailles» infligée au peuple allemand devenait un argument massif des nationaux socialistes. Le droit à l’autodétermination était l’argument tout trouvé dans la marche de Hitler vers la guerre. Selon ce principe il fallait réunir tous les Allemands dans le Reich, et dès lors intégrer l’Autriche et le territoire des Sudètes en Tchécoslovaquie (1938). Les autres puissances, elles-mêmes croyant à l’idéologie de l’autodétermination, acceptèrent de telles actions. De là à envahir la Pologne début septembre 1939 pour récupérer les territoires «volés» à l’Allemagne par suite du traité de Versailles, il n’y avait qu’un pas. Ensuite l’argument changea : le manque d’espace vital (Lebensraum) pour le peuple allemand devenait le prétexte à l’invasion de la Russie soviétique dès juin 1941.
Revenons à l’année 1922. Elle se termina par l’incendie criminel du Goetheanum à Dornach en Suisse, dans la nuit de la Saint Sylvestre 1922. Le coupable n’a jamais été trouvé, mais certains indices vont dans la direction des cercles de l’extrême droite allemande[4]. En ce début de la deuxième décennie du siècle, le mouvement national-socialiste n’est encore qu’un parmi d’autres groupes extrémistes, et est relativement peu important. Pourtant, Hitler s’unit à l’ancien général Ludendorff dans la tentative de putsch du 9 novembre 1923 à Munich, qui échoua. Dès le lendemain, Steiner déplaça sa résidence ainsi que le siège de la maison d’édition des ouvrages anthroposophiques de Berlin à Dornach en Suisse. Il déclara «si ces Messieurs arrivent au pouvoir, mes pieds ne pourront plus toucher le sol allemand» et «si cette société (Parti national socialiste) arrive à ses fins, il en résultera une Europe centrale dévastée»[5].
Hitler fut condamné à une assignation confortable dans l’ancienne forteresse de Landsberg, où il rédigea «Mein Kampf» (mon combat) avec l’aide de Rudolf Hess, un de ses fidèles. Ce livre contient déjà sa vision atavique de l’humain et des actions politiques, qu’il comptait engager sur cette base; c’est effectivement ce qu’il réalisa à partir du 30 janvier 1933. Quatre ans avant la fin de sa peine, le 20 décembre 1924, Hitler fut relâché. Le 27 février 1925, à 36 ans, son allocution sur l’avenir de l’Allemagne devant un auditoire de 3000 personnes conduira à la refonte de ce parti, le NSDAP, sous sa direction. Ce sera le point de départ de son ascension politique sous la République de Weimar. D’après son idéologie raciste, la valeur d’un individu humain se réduisait à n’être qu’un exemplaire de nature biologique, d’un peuple donné. Comme la «race» allemande était jugée «supérieure», l’antisémitisme prenait une place centrale dans l’idéologie hitlérienne. Progressivement, le parti reçut une structure hiérarchique quasi militaire, assortie de milices (SA et SS) et d’un service interne de renseignement (SD), le tout soumis à la volonté du «Führer», qui affirmait dans ses discours avoir reçu samission directement de la «Providence» (die «Vorsehung») ou du «Tout-Puissant» (der « Allmächtige »). La référence nébuleuse aux mythes, ainsi qu’aux rites germaniques et nordiques, cultivée dans le mirage d’un «Troisième Reich» fondé pour durer un millénaire, apportait un semblant de spiritualité séduisante à ce mouvement. Mais au fond, du fait de son déterminisme biologique conséquent, éliminant l’être humain en tant qu’individu doté de dignité, Hitler rejoignait l’idéologie matérialiste dominante de l’époque.
La nouvelle du putsch du 9 novembre 1923 tomba en plein dans les préparatifs du Congrès de Noël pour la création d’une nouvelle Société anthroposophique, qui devait s’ouvrir à Dornach le 24 décembre 1923 et durer jusqu’au 1er janvier 1924. La Société anthroposophique comptait alors 12000 membres. Après avoir consacré l’année 1923 à la fondation de Sociétés anthroposophiques nationales dans différents pays (en France début juin 1923), Steiner réunissait dans ce congrès ces différents groupements en une Société anthroposophique générale, refonte de la Société anthroposophique créée en 1912/13[6].6 L’idée fondamentale de la constitution de cette Société était l’autonomie des groupes et des individus contre-image d’une conception nationaliste et totalitaire d’un pouvoir pyramidal qui voyait le jour partout dans les fascismes partout en Europe.
L’année 1924 fut remplie par une activité intense. Steiner donna encore nombre de conférences consacrées à la question du Karma, développa le travail de recherche méditatif de l’École de science de l’esprit, jeta les bases de l’agriculture biodynamique et de la pédagogie curative, et publia des lettres aux membres devant consolider la vie de la Société et le sens de l’anthroposophie. Il fit des séjours de travail à Paris, à Arnheim au Pays Bas, à Londres et en Silésie. Fin septembre, épuisé, il fut obligé d’arrêter toute activité de conférencier. Il tomba malade et dut garder le lit dans les ateliers de la « Schreinerei », la menuiserie, sauvée lors de l’incendie.
Il est frappant de relever que, en 1924, les deux hommes, porteurs d’impulsions diamétralement opposées pour l’avenir de l’être humain, rédigèrent chacun simultanément un récit significatif. D’un côté, Steiner écrivait, à Dornach ou ailleurs pendant ses voyages, semaine après semaine, un chapitre de son autobiographie Mein Lebensgang (le chemin de ma vie), tandis que Hitler, à Landsberg, décrivait sa vision politique d’avenir. Ces récits font apparaître une opposition radicale : l’une, à Landsberg, était dictée par la haine et la soif de vengeance, l’autre, à Dornach, était motivée par le souci de sauver la dignité humaine devant la menace qui s’exprimait déjà dans les conjonctures néfastes des écrits du premier. Ce 27 février 1925, date de départ de la montée du national-socialisme, Steiner avait atteint ses 64 ans. Il mourut le 30 mars 1925[7].
Rappelons que Hitler imposa à son parti une structure pyramidale : les ordres du sommet vers le haut aux dirigeants de niveaux élevés, et vers le bas aux exécutants de tous grades, partout de façon implacable dans le cadre de leurs attributions respectives très précises. Les gradés devaient renouveler chaque année leur serment de fidélité à Hitler.
La structure de la Société anthroposophique de son côté ne comportait – et ne comporte toujours pas – une dépendance formelle des différents groupes ou membres envers un centre dirigeant. La Société n’est pas un parti politique, mais un lieu où ceux qui s’intéressent à l’anthroposophie se rencontrent. L’approche de l’anthroposophie est une action individuelle et libre pour chacune et chacun. Il s’agit d’une Société de recherche dans le domaine des réalités spirituelles, dont la prise en compte est un antidote nécessaire au matérialisme de notre époque. L’être humain est considéré comme spirituel dans son essence, peu importe son origine biologique. La Société est, par essence, ouverte à tout être humain qui se reconnaît dans l’approche spirituelle et culturelle qu’elle propose. Une École de science de l’esprit concentre la recherche dans ces domaines et est soutenue par la Société anthroposophique.
La notion de « races humaines » chez Rudolf Steiner
Les concepts de «races humaines» et de «germanité» (Deutschtum) ont joué un rôle important dans les idéologies des mouvements politiques de l’après-guerre et le jouent encore aujourd’hui dans les mouvements antisémites et d’une droite extrémiste. La signification que Steiner donna à chacun d’eux mérite d’être précisée d’une façon critique, si l’on veut comprendre la nature de ses engagements. On constate alors que ses conceptions s’opposent aux tendances racistes et nationalistes de son temps.
En ce qui concerne les races humaines Steiner accepta au début du 20e siècle la terminologie théosophique. Il situa la naissance des races sur l’Atlantide, continent disparu à la fin de l’ère glaciaire. Lors de cette disparition progressive de l’Atlantide des courants migratoires se dirigèrent vers les différentes régions de la terre où ils rencontrèrent les populations autochtones. Pour Rudolf Steiner l’importance des races dans le destin de l’humanité devait progressivement décliner. La théosophie n’admettait pas ce déclin ; pour elle les races devaient perdurer. Steiner prit alors ses distances avec cette théorie. Ainsi, à partir de 1908-1909, il ne parle plus que d’époques ou périodes de culture (Kulturepochen) dans l’évolution de l’humanité. Il met en évidence que les progrès de la civilisation humaine ont été réalisés au cours des millénaires dans des régions et par des populations très différentes. Pour lui, cette évolution était accompagnée, voire inspirée par les êtres du monde spirituel. L’inspiration avait lieu dans les centres de mystères antiques ; leurs prêtres en étaient les dirigeants. Ces mystères déclinèrent à leur tour jusqu’à la culture gréco-romaine où l’on en trouve les dernières traces. Ce constat d’évolution, Steiner le répète sous maintes formes différentes. Il l’exprime ainsi par exemple le 26 octobre 1917, en pleine guerre:
«Un homme du XIVe siècle qui parlait encore de l’idéal des races, de l’idéal des nations, se basait sur certaines qualités qui se sont développées au cours de l’évolution humaine ; un homme qui parle de nos jours de l’idéal des races, des nations et des appartenances à une lignée, parle d’impulsions qui mènent l’humanité à son déclin.»
Steiner poursuit en précisant les conséquences néfastes d’une telle position:
De «cet état d’esprit le plus réactionnaire jaillira comme du sang des hommes, parce que la croyance prévaudra que cet état d’esprit réactionnaire est le plus grand idéal.»
Ces remarques sont faites au milieu d’une guerre entre les puissances européennes qui cultivent chacune à sa manière un nationalisme ethnique et une colonisation qui prétend à une supériorité raciale dite «naturelle» au mépris du reste du monde.
Steiner voit un tournant décisif à partir du XVe siècle du fait que des puissances spirituelles n’interviennent plus comme avant dans le devenir des êtres humains. Cet abandon a pour conséquence l’émergence du matérialisme, mais il est en même temps la condition de l’acquisition de la liberté individuelle. C’est seulement à partir de cette dernière qu’une nouvelle relation avec le monde peut naître[8]. C’est la conclusion de Steiner :
«Le vrai idéal devrait devenir ce qui peut être trouvé dans le monde spirituel, et non dans le sang.»[9]
Steiner souligne que la détermination biologique de l’homme cessera à l’avenir d’avoir de l’importance. Néanmoins, il ne se fait pas non plus d’illusion sur le fait que la croyance en cette détermination continuera d’agir. Il met en garde sur les conséquences d’en appeler ainsi à des forces instinctives qui s’élèvent en l’homme : elles s’avèrent, tant socialement qu’individuellement, destructrices à notre époque. [10]
Il faut relever encore un autre aspect de la conception de l’évolution civilisatrice chez Steiner. Il mentionne comment les peuples germaniques, d’abord restés à l’écart de l’évolution culturelle, l’ont rejoint seulement et progressivement à partir du Moyen Age en migrant vers le sud. Dans les années de guerre, Steiner développe la notion d’une mission des peuples de l’Europe du centre entre l’orient et l’occident. Par Europe centrale il entend non seulement les Allemands, mais encore les Polonais, Hollandais, Suisses,
Autrichiens, Tchèques et Nordiques destinés particulièrement à une culture du moi humain. Cette vision a été reprise dans quelques œuvres d’auteurs anthroposophes dans les années vingt, avec la tendance réductrice à une mission des Allemands. Il s’agit des ouvrages de Richard Karutz, de Ernst Uehli et de Sigismund von Gleich, dans lesquels on peut déceler des éléments considérés aujourd’hui comme racistes.
Il reste la question de fond incontournable : qu’est-ce que le racisme ? Peu d’auteurs ont tenté une réponse. Une des plus pertinentes est celle que Robert Rose a avancée en 2013.[11] D’après lui, parler de races humaines signifie d’abord parler de faits à caractère ontologique : des faits qui existent. En parler n’est pas encore du racisme. C’est d’abord une théorie. Mais c’est lorsqu’on introduit des jugements à caractère discriminatoire, qu’on glisse vers une attitude doctrinale raciste. Il faut une mentalité discriminatoire pour exprimer un jugement raciste. C’est donc une question de l’éthique, une question morale.
Rose arrive à la conclusion qu’une telle mentalité ne se trouve pas chez Rudolf Steiner. En fait l’anthroposophie est d’abord un enseignement proposé à l’étude. Elle fait appel à la pensée dans l’homme et n’entame pas sa liberté. Une personne qui en fait un dogme, une croyance ou une doctrine, fait un choix qui lui est personnel, mais qui n’est pas dans la nature même de l’anthroposophie. En plus d’être un enseignement, l’anthroposophie est comme toute science une science expérimentale. L’objet de sa recherche est en premier lieu l’être humain lui-même. En bref, l’homme devient le préparateur et observateur de l’expérience comme pour toute expérience scientifique ; le champ observé, le « laboratoire expérimental », est sa propre âme. Ce faisant, il devient lui-même « l’observateur de l’observateur ». Tout devient phénomène à observer sans jugement a priori.
La notion de « germanité » (Deutschtum ) chez Rudolf Steiner
Dès les années 1880 en Autriche Steiner distingue chez les Allemands une double face de tendances opposées : l’une est portée par l’idéalisme culturel, l’autre l’abandonne avec des conséquences néfastes. Au cours de ces années quatre-vingt et quatre-vingt-dix du 19ième siècle, Steiner étudie la fleur de la littérature et de la philosophie allemande, les théories de l’évolution de Darwin et Haeckel, puis les questions épistémologiques qui l’amène à présenter l’identité de l’individu humain au centre sa Philosophie de la liberté. Steiner n’adhère pas à des partis politiques «germanisants», porteurs de cette conception nationaliste. Néanmoins, sur le plan politique, il exprime en 1884 l’espoir, qu’une fois dans la majorité, les Allemands devraient écrire sur leur drapeau l’esprit véritablement démocratique : donner la liberté à se déterminer, c’est à dire l’autonomie aux peuples dans l’empire d’Autriche-Hongrie où vivent 14 ethnies avec leurs langues et cultures différentes.[12]Mais pour lui, une telle évolution est possible seulement, si elle s’appuie sur une culture ayant prend pour base l’idéalisme allemand. Cela ne fut finalement pas le cas, puisque – comme Steiner l’exprime en 1888 - la place des tendances idéalistes fut occupée par le racisme et l’antisémitisme d’un Georg von Schönerer.[13]
C’est avec ce concept de deux dimensions opposées entre elles que Steiner s’engagea avec énergie pendant et surtout après la guerre de 1914-1918, pour le peuple allemand et un renouveau spirituel en Allemagne. En effet si cela ne se produisait pas, l’Allemagne sombrerait dans une évolution néfaste pour le monde. En 1888, Steiner avait déjà fait remarquer que le fait de se détourner de l’idéalisme entrainerait pour les Allemands une fracture avec l’esprit de leur peuple. En 1919, il en précise de façon laconique les conséquences néfastes :
«Si l’être humain en Allemagne arrive à se spiritualiser, il sera une bénédiction pour le monde, sinon, il se transforme en malédiction pour le monde»[14]
Si l’on ne tient pas compte de cet arrière-fond des actions de Steiner, on en arrive à imaginer gratuitement chez lui une tendance nationaliste. De la sorte on pourrait se méprendre sur le fait d’avoir concentré sur l’Allemagne dans un esprit nationaliste un combat politique pour la structuration triple de l’organisme social, qui allait dans une tout autre direction. En revanche, le chaos politique régnant en Allemagne était à ses yeux une perspective favorable pour un renouveau spirituel. Cette structuration devait par nature empêcher l’installation d’un pouvoir totalitaire. La réalité est que Steiner s’engagea dans le premier volet, l’idéalisme et une structuration salutaire de la société, pour empêcher le deuxième, c’est-à-dire un pouvoir totalitaire. Il échoua et la catastrophe nazie arriva huit ans après sa mort dans sa dimension inconcevable.
Remarquons qu’en 1933 des auteurs et des responsables d’institutions anthroposophiques qui avaient lutté ensemble avec Steiner en 1919-1921, avaient assimilé cette conception spirituelle de la germanité jusqu’à croire être investis d’une mission. C’était un des aspects qu’ils avançaient pour leur défense devant les nouveaux maîtres. Ceux-là avaient bien sûr un tout autre concept du germanisme.
Un point fondamental : Le cosmopolitisme
Considérons les cours d’introduction que Steiner a donnés pendant les cinq dernières années de sa vie, à savoir ses propositions dans les domaines pédagogiques, médicaux, socio-thérapeutiques, biodynamiques ou encore des beaux-arts ou l’art du mouvement. On constate que l’anthropologie à la base de ces cours ne contient nulle trace de racisme ou de nationalisme. Cosmopolites dans leur essence, ces propositions ont conduit, déjà avant la mort de Steiner, à des réalisations pratiques dans des pays et contextes culturels différents, d’abord en Europe, puis aujourd’hui dans toutes les régions et cultures du monde. En tant que tels, ces mouvements participent à la lutte contre le racisme et le nationalisme ethnique qui continuent de s’agiter aujourd’hui partout dans le monde. Steiner avait conscience que ces tendances-là provenant du passé devaient menacer en permanence l’avenir. Les surmonter est un défi permanent. Indiquant les voies d’une pratique de l’anthroposophie dans les champs d’activités professionnelles, il a orienté vers des actes ce qu’il n’avait eu de cesse auparavant d’exprimer en paroles. On ne peut qu’admettre le fond cosmopolite, dénué de racisme et nationalisme de ces cours, même si l’on en trouve le contenu discutable.
Au cours des années vingt, de plus en plus de personnes commencèrent à engager leur vie professionnelle en s’inspirant de ces propositions de Steiner. Ainsi, à l’aube de l’année 1933, on trouvait en Allemagne huit écoles Steiner Waldorf, autant d’instituts médico-pédagogiques, et un millier de fermes et de cultures maraîchères. Environ 400 médecins pratiquaient la médecine anthroposophique. À cela s’ajoutait la production pharmaceutique et cosmétique conséquente de la Weleda, ainsi qu’une première clinique et un sanatorium. Toutes ces initiatives étaient jeunes et novatrices : la plus ancienne d’entre elles, l’école Waldorf de Stuttgart n’ayant que 15 ans. De plus, une Association pour l’art goethéaniste de la scène (Verein für goetheanische Bühnenkunst) organisait des concerts et des représentations d’Eurythmie et de théâtre, où les troupes du Goetheanum étaient invitées pour des prestations remarquées dans toute l’Allemagne. Grâce aux efforts financiers des membres du monde entier, le nouveau Goetheanum, tel qu’on le connaît aujourd’hui, fut inauguré à la Fête de Saint Michel 1928, sans pour autant avoir été complètement achevé. À ces réalisations s’ajoutaient les nombreuses conférences publiques et l’édition de l’œuvre de Rudolf Steiner, de même qu’une littérature non négligeable d’auteurs anthroposophes. L’intérêt du public allemand était manifeste. La Société anthroposophique en Allemagne comptait plus que 8000 membres sur les 17000 dans le monde. Ces initiatives constituaient un apport culturel et spirituel reconnu dans la vie publique. Malgré quelques voix lucides qui mettaient en garde dès 1932 contre la montée « brune » du national-socialisme, l’attention restait concentrée sur le travail pionnier – certes enthousiasmant, néanmoins difficile – dans ces réalisations d’orientation anthroposophique.
Les deux mouvements, si opposés par nature, connurent parallèlement dans le cours des années 1923 à 1925 des tournants décisifs dans leur évolution vers l’année 1933. L’un, le parti politique raciste, le NSDAP, allait vers la réalisation d’un totalitarisme néfaste pour le monde ; l’autre offrait une science du spirituel, qui commençait à donner des preuves sensibles. Cette science du spirituel démontrait qu’elle n’était pas une théorie abstraite, une doctrine ou une croyance dogmatique, mais elle apportait dans la culture une réponse aux besoins de l’humain et de la nature pour le présent et l’avenir. C’est dans cette constellation que s’ouvrait l’année 1933.
Le contexte après le 30 janvier 1933
Entre l’arrivée de Hitler au pouvoir fin janvier 1933 et le déclenchement de la guerre par l’invasion de la Pologne début septembre 1939, six années se sont écoulées, au cours desquelles le nouveau régime allait faire peser sa chape de plomb idéologique sur les Allemands. Le processus destructeur, qui aboutit à la guerre et aux génocides, était déjà en germe dès la prise du pouvoir nazi.
En effet, dès la première année du régime totalitaire, la série de mesures coercitives mises en place peut se lire comme la base essentielle des actions progressivement réalisées par la suite. Progressivement, parce que le régime nazi cherchera pendant longtemps à conserver, pour l’opinion publique, l’apparence d’un état de droit.
Les nazis consolidèrent leur pouvoir en agissant parallèlement dans les sphères du politique et du culturel. Hitler savait instinctivement que l’étouffement de toute création indépendante dans le domaine culturel et de l’expression libre de toute opinion est une condition même pour instaurer son pouvoir. Les actions dans ce domaine toucheront directement toutes les institutions et activités d’orientation anthroposophique, de même que la Société anthroposophique en Allemagne et ses membres.
Sur le plan politique, les lois d’exception du 28 février 1933, dans le sillage de l’incendie du Reichstag, expressément attribué aux communistes, puis les lois des 21 et 24 mars, ôtent tout pouvoir au parlement. Désormais, seul le gouvernement peut légiférer. Les droits fondamentaux des citoyens, garantis par la constitution de la République de Weimar, n’ont plus cours. Et ces lois d’exception, exceptionnelles dans la Constitution de Weimar, deviennent très vite définitives. Quant aux ministres, qui pensaient maîtriser Hitler, ils se trouvent rapidement dominés par lui.
Signe avant-coureur des persécutions antisémites et de la «solution finale», le 1er avril, les milices SA du parti appellent au boycott des commerçants juifs. Un mois plus tard, l’opération du 10 mai, baptisée Aktion gegen undeutschen Geist (action contre l’esprit antiallemand) annonce quant à elle la suppression de toute expression d’une culture libre : à travers toute l’Allemagne, la littérature jugée de cette façon est jetée dans les flammes des bûchers allumés sur la place publique. Au nombre des victimes de ces autodafés on compte notamment les écrits de Heinrich Heine, celui-là même qui, un siècle plus tôt, avait prophétisé : «Là où on commence à brûler les livres, on finira par brûler les êtres humains.»
Autodafé, Opernplatz à Berlin, le 10 mai 1933
Après l’incendie du Reichstag environ 25.000 personnes, surtout des communistes et un grand nombre de socialistes sont arrêtés[15]. Le parti communiste est paralysé et quasi interdit, le parti socialiste le sera le 22 juin 1933. Les autres partis se dissolvent eux-mêmes ou rejoignent le seul parti national-socialiste (NSDAP), officiellement devenu parti unique par la loi du 14 juillet 1933. Ni les exactions brutales de la SA, formation paramilitaire du parti, ni les persécutions et arrestations arbitraires de la police, n’empêchent une grande partie de la population de continuer à soutenir Hitler avec enthousiasme: pour nombre d’Allemands, il est le porteur de l’espoir vers un avenir meilleur. Quant aux troubles, pense-t-on, ils cesseront une fois l’ordre rétabli par le Führer. N’oublions pas que Hitler mettait en route les programmes d’investissement public massif, comme nombre d’états le firent pour faire face aux conséquences désastreuses de la crise de 1929. C’était donc à Hitler que les chômeurs devaient le travail et le pain («Arbeit und Brot»). On ne sut qu’après 1945, que ces programmes avaient été élaborés par le gouvernement précédent. Ils étaient prêts et Hitler ne faisait que les appliquer et en récolter tout le mérite.
L’atmosphère générale d’alors est caractérisée par l’inquiétude et la terreur chez les uns, l’enthousiasme et l’espoir chez les autres. Le régime - parti et état vont désormais être confondus - amorce la mise sous tutelle de toute liberté d’expression, voire de toute vie culturelle en Allemagne.
Dès le 7 avril 1933, paraît une loi sur le rétablissement du fonctionnariat professionnel, titre d’apparence anodine, mais en réalité décisive pour museler la vie culturelle. Elle exclut de l’administration publique – et bientôt des universités – les personnes d’origine non arienne, les communistes et les francs-maçons. La presse indépendante a cessé d’exister : elle est muselée ou s’adapte à la presse nazie. Ingénieusement conçues, des organisations professionnelles parallèles, créées par le parti, absorbent progressivement toutes celles qui étaient en place. Une attaque complémentaire vise l’ensemble les associations culturelles: désormais, leurs comités directeurs sont tenus d’intégrer un membre du parti national-socialiste et d’en exclure les personnes d’ascendance juive.
Enfin, d’après la loi du 22 septembre 1933, sous peine de ne plus pouvoir exercer publiquement leur activité, tous les écrivains, artistes, acteurs et musiciens sont obligés de s’inscrire à la Reichskulturkammer, cette Chambre de culture du Reich dont l’appellation, tout aussi anodine, cache un organisme de censure. L’ensemble de ces mesures, rappelées ici sommairement, est ouvertement couvert par le terme Gleichschaltung, lequel signifie «mise au pas», ou «normalisation» – c’est-à-dire la mise en conformité avec l’idéologie du parti – de toute vie publique et de toute organisation. Une seule exception: Hitler ne touche pas aux Églises, principalement catholiques et protestantes.
La vie anthroposophique face à ces évènements
La Société anthroposophique en Allemagne : vers l’interdiction
Dans ce contexte général, et particulièrement du fait de ces dernières dispositions, la vie et l’existence même de la Société anthroposophique et des institutions inspirées de la pensée de Rudolf Steiner se verront nécessairement entravées.
Depuis Dornach, l’écrivain suisse Albert Steffen, alors président du Comité directeur de la Société anthroposophique générale[16], suit jour après jour avec attention les évènements en Allemagne. Il note régulièrement ses observations dans son journal. Il perçoit en Hitler un personnage qui agit par une intelligence instinctive et non par une réflexion guidée par la connaissance. À titre d’exemple, ce passage du début avril 1933 témoigne de sa lucidité deux mois après la prise du pouvoir des nationaux-socialistes à Berlin. Ces lignes sonnent comme une prémonition de l’avenir :
«Étrange que personne ne remarque que ce nationalisme fondé sur le sang et qui se tourne si ouvertement contre le sang d’une autre lignée est l’expression d’une ivresse sexuelle abandonnée par l’esprit et qui peut à chaque instant dégénérer en un culte de cruauté. Qui fait appel au sang finit par le sang.»[17]
Steffen choisit de ne pas exprimer publiquement son opposition afin de ne pas mettre en danger la Société anthroposophique en Allemagne.
Dès la prise du pouvoir de Hitler, le Comité directeur de la Société anthroposophique en Allemagne, conscient des dangers qui menaçaient son existence, discutait sérieusement avec le Comité directeur à Dornach concernant une dissolution immédiate de la Société en Allemagne.[18] Sur le caractère dangereux de ce régime l’accord était unanime. Finalement, on décida de continuer à travailler aussi longtemps qu’il serait possible de tenir. Restait le problème des mesures de «mise au pas» (Gleichschaltung). De son propre chef et afin de ne pas exposer la Société Alexander Strakosch, de descendance juive, avait déjà envisagé début février de quitter le Comité. Maintenant, vu les conséquences de la loi du 7 avril, il donna sa démission fin avril 1933.[19] Hans Büchenbacher, le deuxième membre juif du Comité, bénéficiait du fait qu’il était ancien combattant, d’une tolérance prévue par la loi. Il continua encore à défendre la Société jusqu’en octobre 1934, puis il démissionna et émigra.
La situation resta en suspens pendant de longs mois encore. Les démarches entreprises par le Comité pour une reconnaissance de la Société auprès de l’administration, du parti et de la police politique n’aboutissaient à rien de concret.
Si on regarde rétrospectivement les évènements de l’époque, il est difficile aujourd’hui de se placer dans la situation de ces premiers mois. En effet, si l’on fait un instant abstraction des conséquences ultérieures catastrophiques du régime nazi, on comprend l’attrait suggestif qu’exerçait l’appel au «renouveau de l’Allemagne» auquel chacun et chacune pourrait apporter sa contribution. Quelques membres de la Société se sentirent appelés à participer à ce renouveau. Précisons que les nombreuses recherches ont donné jusqu’à aujourd’hui que sur les 8.000 membres de la Société anthroposophique en Allemagne, 45 sont entrés au cours des premières années dans l’une des nombreuses organisations du parti national-socialiste sans pour autant y occuper des positions responsables. Les motifs de ces membres ne sont pas connus pour tous. Enthousiasme, opportunisme, méconnaissance de l’anthroposophie jouèrent un rôle certain. La relation de 45 sur 8.000 parle par ailleurs d’elle-même. Bien entendu, les anthroposophes ne constituaient, pas plus à l’époque qu’à l’heure actuelle, nullement une masse homogène. Chacun était de libre de son choix, et le choix de l’un n’impliquait pas celui des autres. Cela dit, la Société anthroposophique ne s’occupa pas de politique. Pour les premiers mois l’ambiance parmi les membres n’était pas toujours hostile à Hitler. C’était le constat de Hans Büchenbacher, un membre du Comité, au cours de ses tournées de conférences à ce moment-là.
Le cas de Hanns Rascher, médecin naturopathe à Munich, montre que de telles méprises individuelles étaient possibles dans ce premier temps du régime. Hanns Rascher était persuadé de pouvoir concilier son appartenance à la fois à la Société anthroposophique et au Parti national-socialiste. Il accepta même d’être membre bénévole du Service de renseignement du parti, le SD (Sicherheitsdienst). Il chercha à aider la Société en utilisant ses liens avec la Police Politique en organisant des rencontres qui, cependant, n’aboutirent à rien de tangible.[20] Vu d’aujourd’hui, il apparaît naïf de sa part d’avoir fait envoyer un émissaire du SD à Dornach. Celui-ci demanda au Comité directeur des renseignements sur Rudolf Steiner et l’Anthroposophie. À sa requête, le Comité directeur remit un «mémoire» (Denkschrift) le 20 mai 1933. L’argument principal, créé sur mesure, consistait à rappeler que Rudolf Steiner tenait en haute estime l’esprit allemand. La preuve en était fournie dans le fascicule joint au mémoire. Dans cette publication, rédigée par Steiner en 1915 et tout juste rééditée, Pensées pendant le temps de guerre (sous-titre : Pour les Allemands et pour ceux qui ne pensent pas devoir les haïr)[21], Steiner soulignait l’apport inestimable, pour la culture de l’humanité entière, des penseurs idéalistes allemands tels que Fichte, Hegel, Schiller et Goethe, pour ne nommer que ceux-ci. Mais, de l’esprit allemand, les nazis avaient une définition située aux antipodes de celle de Steiner : pour eux, «être allemand», loin de se rattacher à un quelconque individualisme spirituel, relevait de l’appartenance au «peuple allemand», donc de l’origine ethnique, voire raciale, des personnes ; ni l’être humain individuel ni, a fortiori, ses éventuelles racines spirituelles n’entraient en ligne de compte.
Le dossier resta sans réponse. Avoir cru, ou feint de croire, que les nazis laisseraient quiconque, en dehors d’eux-mêmes, définir ce que c’est que d’être allemand se révéla être une illusion. Le 25 mai 1933 Steffen notait encore que la réaction à ce dossier devait définitivement révéler l‘offensive du pouvoir contre l’anthroposophie, ce qui signifierait la persécution, «et c’est cela précisément qui se décide ces jours-ci alors que ce document que j’ai rédigé, est parvenu aux instances officielles. Dans le drame de Hitler arrive le tournant décisif qui doit mener à l’ascension ou à la chute.» Le tournant décisif était déjà pris. Le dossier n’arriva jamais jusqu’à Hitler. Il atterrit sur le bureau de Heinrich Himmler, à ce moment seulement responsable de la Police Politique bavaroise, qui, et l’on apprit par la suite, était en train de constituer un dossier sur la Société anthroposophique, en vue de son interdiction.
Par ailleurs, Guenther Wachsmuth, un des autres membres du Comité à Dornach, était en tournée de conférences dans les pays autour de la Mer Baltique. Il s’était tenu informé des évènements à Dornach et donna une interview parue le 6 juin dans l’Extrabladed de Copenhague, où il exprima un avis positif sur le nouveau pouvoir. Il semble avoir nourri aussi l’espoir que le mémoire du Comité soit reçu favorablement. Wachsmuth n’avait ni la prudence, ni la perspicacité de Steffen. Toujours est-il que ce fut - et cela resta - la seule fois qu’un membre du Comité s’exprima publiquement.
Un an après la remise du mémoire, apparut un signe avant-coureur évident: en mai 1934, Heinrich Himmler interdisait toute activité anthroposophique publique à Munich. On apprit peu après que la décision d’interdire la Société anthroposophique en Allemagne fut prise dès le premier juin 1934. Le dossier concernant la Société accompagnera Himmler à Berlin, qui devint, à ce moment-là, d’abord le chef de la Gestapo (Geheime Staatspolizei) de la Prusse, puis bientôt de l’Allemagne tout entière. Le 1er novembre 1935 Reinhard Heydrich, bras droit de Himmler, prononça l’interdiction.
En même temps, dans nombre de quotidiens allemands une attaque en règle visa Rudolf Steiner et l’anthroposophie. L’attaque la plus sournoise, reprise par les journaux, provenait de Mathilde Ludendorff, veuve du général que, au cours de la Grande Guerre, Rudolf Steiner avait osé critiquer. Allant de ville en ville pour une tournée de conférences, l’épouse outragée remettait au goût du jour la thèse de 1921, selon laquelle Rudolf Steiner aurait été responsable de la défaite allemande.
Venger la «honte de Versailles» était un argument phare qui, comme cela a été souligné plus haut, a puissamment servi la montée du nazisme. Faire à nouveau de Rudolf Steiner, douze ans après, le responsable de la défaite de 1918 constituait à la fois un outil de propagande et un excellent moyen de justifier, aux yeux de l’opinion publique, l’interdiction d’une association dont on souhaitait se débarrasser. Une association qui, précisément, se réclamait de cette personnalité décrédibilisée. Les nombreuses protestations des membres, soutenues par des conférences publiques, restèrent peu efficaces.
Une autre campagne, inaugurée par la presse nazie, accusait Rudolf Steiner d’être juif. Il s’avéra que, seule son épouse, Marie Steiner von Sivers, était autorisée à apporter la preuve que ce n’était pas le cas. Les documents devaient être certifiés par un expert désigné à cet effet. Ce fut fait, et sur les conseils de Hanns Rascher, Marie Steiner adressa en septembre 1933 une demande à Rudolf Hess d’interdire à la presse du Parti de colporter ce mensonge. On avait appris que Hess, dans sa fonction de Stellvertreter des Führers (représentant du Führer à la tête du Parti) avait pouvoir de donner des ordres à toutes les organisations du Parti. La lettre de Marie Steiner ne reçut pas de réponse, mais l’accusation disparut des journaux. Ce fait, un petit signal positif, permet de comprendre pourquoi les responsables des institutions anthroposophiques s’adressèrent ultérieurement, à plusieurs reprises à Rudolf Hess et surtout à ses secrétaires privés dans les bureaux du «Braune Haus», siège du Parti national-socialiste à Munich. Hess avait en effet la réputation d’avoir une oreille pour tous ceux qui se sentaient injustement traités par le Parti. Tout en croyant sans réserve aux bienfaits du national-socialisme, il recevait les plaintes avec une bonhomie d’apparence sincère, peut-être naïve. Étant donné son pouvoir, il était la «feuille de vigne» qui dissimulait la nature profondément inhumaine de cette idéologie.
Jusqu’en automne 1935, la défense de Rudolf Steiner sur la place publique occupait quasi entièrement le Comité de la Société allemande ainsi que les responsables des groupes de travail, une centaine un peu partout dans les villes allemandes. Quelques fois avec un certain succès trompeur, car passager : une tête coupée à un endroit en faisait apparaître trois autres ailleurs.
Le Comité directeur n’avait donné aucune directive concernant les membres qui étaient juifs, il laissait à chacun la liberté de sa décision. Toutefois la majorité d’entre eux, membres comme responsables de groupes de travail anthroposophiques, quittèrent la Société allemande, restant bien entendu membres de la Société anthroposophique générale avec son siège à Dornach; il s’avéra que cela n’empêcha pas l’interdiction de la Société en Allemagne.
L’interdiction
L’interdiction de la Société fut précédée par un ordre de Berlin donné à tous les postes de la Police Politique en Allemagne, de fournir des rapports sur la Société anthroposophique. Il arriva même qu’un représentant de la Gestapo assiste - du reste très poliment - à une réunion de lecture dans un groupe. Finalement, les polices locales ignoraient l’enjeu et leurs rapports n’attestaient pas que cette Société puisse être dangereuse pour le Reich. Le rapport du 8 mai 1935 du Service de renseignement, le SD, fut décisif pour l’interdiction.[22] Transmis à la Gestapo, il résumait tous les arguments connus contre Steiner et l’anthroposophie. Le voici dans son intégralité. Il contient mot pour mot les motifs invoqués dans l’ordre de dissolution donné à tous les postes de police le
1er novembre 1935 :[23]
« Police secrète d’État de la Prusse, Berlin le 1er novembre 1935. Le Chef et Inspecteur second.
II I B269121/766L/35
Concerne : Société anthroposophique
En référence au §1 du décret du Président du Reich pour la protection du peuple et de l’État du 28 février 1933, je dissous avec effet immédiat la Société anthroposophique existant dans le Reich. Les biens de l’organisation seront confisqués. Une refondation de cette Société ou la création d’organisations de camouflage s’exposerait aux sanctions du §4 du décret nommé.
Les raisons: le développement historique de la Société anthroposophique montre qu’elle se veut internationale et qu’elle entretient des relations étroites avec des francs-maçons, juifs et pacifistes étrangers. Les méthodes des écoles anthroposophiques existant encore sont basées sur la pédagogie de leur fondateur Rudolf Steiner et poursuivent une éducation individualiste visant l’être humain individuel, laquelle n’a rien à voir avec les principes d’éducation nationale-socialiste. Si la Société anthroposophique continue son activité, cette opposition à l’idée nationale-socialiste du peuple risque de nuire aux intérêts de l’État national-socialiste.
Cette organisation est donc à dissoudre, à cause de son caractère hostile et nuisible à l’État.
Par délégation : signé Heydrich »
Cet ordre donne lieu, dans la foulée, à des communiqués publiés dans la presse, dont voici un exemple :
(ici le facsimile)
Les biens confisqués étaient évidemment bien maigres : quelques bibliothèques dans les lieux de réunion et les caisses contenant les quelques dizaines de marks pour financer les locaux et diverses petites dépenses. Les archives à Stuttgart et Karlsruhe furent mises sous scellés.
La loi d’exception du 28 février 1933 avait ouvert la voie à de telles interdictions. Sous le prétexte de protection de l’État, elle muselait l’expression publique d’une vie spirituelle libre, là où la tâche d’un État moderne, reposant sur le droit et la démocratie, serait de protéger liberté et diversité d’expression.
En réaction à l’ordre de dissolution, le Comité directeur à Dornach protesta et tenta d’opposer des arguments auprès de différentes instances du parti et de l’État allemand, voire auprès de Hitler dans sa fonction de chancelier.
Le Comité n’ignorait pas ces perspectives irréconciliables, pas plus que l’agitation sciemment alimentée contre Rudolf Steiner et l’anthroposophie. Il savait que ses chances d’être entendu étaient quasiment nulles. Pourtant, ne rien tenter, eut été impardonnable. La Société anthroposophique générale – et non celle d’Allemagne, désormais étranglée – se devait de protester officiellement contre une mesure injuste aux conséquences dramatiques pour nombre de ses membres, et ce même si le régime totalitaire solidement installé était désormais seul juge de ce qui est juste ou injuste.
Comme il fallait s’y attendre, l’intervention du Comité directeur ne reçut aucune réponse. Les protestations des Comités des Sociétés anthroposophiques nationales des Pays Bas, Norvège, Suède, Hongrie, Danemark, Estonie, Roumanie, Finlande et Australie connurent le même sort: une fin de non-recevoir.
L’interdiction de la Société sera vite suivie de la mise à l’index de la littérature nuisible et non désirable (Liste des schädlichen und unerwünschten Schrifttums)[24] établie par l’organisme d’État de censure de toute publication (la Reichsschriftumskammer) des ouvrages anthroposophiques et de l’ensemble de l’œuvre de Rudolf Steiner, dont les livres avaient déjà été retirés peu à peu des bibliothèques publiques. Puis la distribution de l’hebdomadaire Das Goetheanum, provenant du centre à Dornach fut, elle aussi interdite.
Les membres, désormais dépourvus de leur qualité de membres de la Société allemande, restaient évidemment membres de la Société anthroposophique générale avec son siège en Suisse. Notons qu’ils continuaient en privé d’étudier les ouvrages de l’anthroposophie et des conférenciers poursuivaient discrètement leurs tournées. Mais désormais ils n’étaient plus à l’abri d’une dénonciation. Parler de l’Anthroposophie dans des lettres était depuis longtemps déconseillé car au moindre soupçon, le courrier était ouvert avant d’être distribué.
Une initiative avec des conséquences surprenantes
Il convient de mentionner ici une initiative de quelques membres de la Société anthroposophique, qui refusaient d’accepter purement et simplement la décision de la Gestapo. Ils savaient que parmi l’oligarchie de ce régime, existaient des situations concurrentielles entre les services et une lutte de pouvoir sourde et permanente. L’aspiration de la Gestapo à une forme de pouvoir absolu n’était pas appréciée de tous. L’exemple qui suit montre qu’il restait des fonctionnaires à des postes clé, qui – même s’ils ne connaissaient pas l’anthroposophie – avaient gardé un sens pour l’expression libre d’une culture de pensée autre que celle de l’idéologie nationale-socialiste. Le tout était de les trouver.
En amont de leur décision contre la Société anthroposophique, Himmler et
Heydrich avaient pris la précaution de demander leurs avis au ministre de l’Intérieur, Wilhelm Frick, et à Rudolf Hess. Les deux avaient donné leur accord pour l’interdiction. Ni Frick, ni Hess ne manifestaient un intérêt quelconque pour l’anthroposophie et leur réponse à la demande de la Gestapo était bien claire.[25] Mais la Gestapo avait oublié Hermann Göring, encore Ministre-Président de la Prusse, qui considérait tous les services de police à Berlin comme étant sous ses ordres. Cela d’autant plus que l’ordre de Heydrich était écrit sous l’entête de la Gestapo de Prusse.
Trois membres de la Société entreprirent des démarches. Il s’agissait d’Elisabeth Klein, responsable de l’école Waldorf à Dresde, Erhard Bartsch, à la tête de l’association pour l’agriculture biodynamique en Allemagne, et Alfred Heidenreich, prêtre de la Communité des chrétiens, qui venait être reconnue comme Église par le ministère.[26] Les démarches furent accompagnées par des entretiens avec l’ancien Comité et le Comité à Dornach. Ceux-ci suivaient l’initiative avec des sentiments mitigés. Mais l’initiative libre était d’usage. Les structures des Sociétés anthroposophiques ne prévoyaient pas une hiérarchie qui donnerait des ordres.
Elisabeth Klein avait déjà pour principe de frapper à toutes les portes. Elle apprit qu’un haut fonctionnaire au ministère de l’Intérieur, Lothar Eickhoff avait signé l’accord du Ministre pour l’interdiction de la Société par la Gestapo. Le premier pas était donc d’aller le trouver. Il se montra impressionné par les explications d’Elisabeth Klein qui souligna le caractère inoffensif de l’anthroposophie et les bienfaits de l’éducation dans les écoles Waldorf. Un entretien décisif eut lieu avec Friedrich Rittelmeyer, responsable de la Communauté des Chrétiens. Il s’avéra que la Gestapo avait fait sa demande quelques jours seulement avant l’action prévue et Eickhoff – sous pression - l’avait signé en vitesse, sans trop se préoccuper du contenu. C’est lui qui suggéra d’approcher Göring. Martha Fuchs, de Dresde, une chanteuse d’opéra renommée, membre de la Société anthroposophique depuis 1924, connaissait bien la belle-sœur de Göring. De son côté Elisabeth Klein avait fait connaissance avec la secrétaire de celui-ci. Göring eut une oreille ouverte pour chacune d’elles. Comme on pouvait s’y attendre, il se trouvait outré d’avoir été mis de côté par sa Gestapo. Un mémoire volumineux, rédigé par Jürgen von Grone, anthroposophe de longue date et ancien combattant de la Grande Guerre – ce qui était toujours un atout – faisait le reste. Göring donna l’ordre à la Gestapo de réexaminer les motifs invoqués par l’interdiction.
Bien entendu, la Gestapo ne revenait jamais sur ses décisions. Mais le 5 mai 1936, après nombre d’entretiens laborieux, une réunion décisive eut lieu entre les trois personnalités précitées et un haut représentant de la Gestapo, qui consultait Heydrich au cours de la réunion. Les bases d’un accord furent arrêtées: des cercles d’étude de la science de l’esprit furent admis, bien entendu surveillés par la police, et la littérature de Steiner, dans la mesure où elle était nécessaire pour cette étude, fut permise à condition qu’elle fût imprimée en Allemagne. De plus, une journée de présentation de l’anthroposophie et de l’eurythmie fut organisée pour le 13 décembre 1936 à Berlin. Nombre de hauts fonctionnaires y assistèrent. Alfred Rosenberg, installé par Hitler dans son office de «surveillance idéologique» envoya son collaborateur Alfred Baeumler pour assister à cette manifestation. Critique littéraire, écrivain et professeur à l’Institut de pédagogie politique, Baeumler fut impressionné, surtout par l’eurythmie, et sa rencontre avec Elisabeth Klein.
Nombre de contacts et démarches furent menés auprès de fonctionnaires de la Reichsschrifttumskammer,d’Otto Ohlendorf du SD, Sicherheitsdienst (ce Service de renseignement était une organisation séparée des organes de police), et aussi de Rudolf Hess. Une expertise à caractère idéologique de l’œuvre de Rudolf Steiner, comparée aux principes du national-socialisme, fut décidée et confiée à Baeumler. Celui-ci livra en octobre 1938 un rapport volumineux intitulé «Rudolf Steiner et la philosophie». Ses conclusions étaient claires : il voyait la différence décisive dans la place éminente donnée à l’hérédité et à la descendance biologique, une donnée primordiale pour le national-socialisme, alors qu’il qualifiait l’anthroposophie comme un système anti-biologique par excellence. Concentrant son analyse sur l’œuvre écrite de Steiner, Baeumler formulait sa critique sur ce point important: L’affirmation que Steiner n’était pas seulement un épigone de la philosophie idéaliste, mais développait la philosophie de l’esprit plus loin encore. Le tournant «fatal» se trouve dans le fait que Steiner remplace la doctrine de l’hérédité par une tout autre ; non seulement, dans la vision de Baeumler, Steiner ignore la réalité biologique, mais il l’inverse sciemment. Précisant sa critique, il souligne que l’étude de ces ouvrages reste importante pour la science, parce qu’une des tâches les plus importantes de la pensée allemande est et sera de réfuter la spiritualité. Le problème des œuvres métaphysiques de Steiner (Théosophie et Science de l’occulte) réside dans leur contenu anthroposophique. Il s’agit de la doctrine de karma et réincarnation. C’est là que réside selon lui le danger pour l’homme. Bref, Baeumler ne pouvait voir une continuité dans l’œuvre de Steiner, mais constatait au contraire une cassure entre sa philosophie et l’anthroposophie.[27] Une des conséquences de cette position fut que Baeumler admettait l’œuvre de Steiner là où il l’estimait philosophe. Baeumler a été probablement le seul national-socialiste à avoir étudié Steiner bien plus profondément que tout autre. L’expertise, d’un ton non polémique, a bien éveillé quelques soupçons dans le SD, qui la jugeait trop positive. Mais elle ne mettait pas sa position en danger. Car somme toute, sa conclusion, même si par ton et style elle différait des multiples rapports du Service de renseignement, qui étaient seulement plus superficiels, était la même: l’anthroposophie était incompatible avec l’idéologie du national-socialisme.
Il restait maintenant à proposer les quelques ouvrages jugés nécessaires pour les cercles d’études admis par la Gestapo. Or, si Baeumler avait conclu à l’incompatibilité de l’anthroposophie avec le national-socialisme, il est surprenant de constater qu’il manœuvrait parallèlement de sorte que finalement seuls cinq titres restaient à l’index et que la très grande majorité de l’œuvre de Steiner – une bonne centaine de titre – étaient à nouveau en vente libre. C’était manifestement le signe d’une résistance passive contre un régime qu’il avait salué sans réserve auparavant.
Comment a-t-il manœuvré pour aboutir à ce résultat ?
Rétrospectivement, il s’avère qu’en effet au cours des mois précédents s’était constitué un petit réseau de résistance passive qui n’acceptait pas l’arrogance de la Gestapo. Étaient impliqués dans ce réseau les fonctionnaires et organisations suivants: Heinrich Gruber, du département de littérature au ministère de la Propagande, Karl-Heinz Hedrich, directeur de la Commission du Parti pour le contrôle de toutes les publications émanant du Parti, Hugo Koch, rapporteur au ministère de la Propagande pour les titres à interdire. Bien entendu, nombre de contacts personnels avaient eu lieu au cours de l’année 1937, noués aussi par des responsables des écoles Waldorf. L’interdiction de la Société avait explicitement mis en question ces écoles, mais la Gestapo hésitait à les interdire pour deux raisons. D’une part, il n’y avait, pas plus à cette époque qu’aujourd’hui encore, de lien institutionnel entre les écoles et la Société. D’autre part, tout ce qui concernait les écoles relevait de la compétence de Bernhard Rust, ministre de l’Éducation, qui signera quelques mois plus tard, en mars 1936, l’arrêt de mort de ces écoles en minant leur existence.
De son côté, Baeumler avait déjà livré fin 1937 une expertise sur la pédagogie de Steiner. Il en sera question dans le chapitre consacré à ces écoles. En tous cas, on pouvait sentir que, depuis sa rencontre avec Elisabeth Klein en décembre
1936, la position de Baeumler face au national-socialisme n’était plus celle du 10 mai 1933 où il avait envoyé ses étudiants jeter dans les brasiers la littérature appartenant à la culture spirituelle allemande.
Baeumler était censé de livrer une liste positive d’ouvrage à admettre. Ce qui signifiait que tous les autresdevaient rester interdits. Il fit le contraire : il fournit une liste négative d’ouvrages à interdire. Par conséquent tous les autres devaient être admis. Baeumler disposait déjà des titres parus, plus de cent volumes, qu’Elisabeth Klein lui avait apportés en 1937. Mais l’expertise devait officiellement se baser sur des titres fournis par les services de renseignement, le SD, là où la littérature confisquée était entreposée et non pas à la Gestapo.[28] Baeumler demanda 38 titres. Mais la littérature anthroposophique était simplement entreposée pêle-mêle dans les locaux du SD, qui ne lui fournit finalement que 27 ouvrages. La liste devait encore passer obligatoirement par les mains de Gruber, Hedrich et Koch avant de parvenir chez lui.
Finalement Baeumler proposa les sept œuvres suivantes à l’interdiction : Le Karma de la profession en relation avec la vie de Goethe, Théosophie, La science occulte, les deux Cours de science naturelle, les Cours aux médecins et le Cours de pédagogie curative. Ce qui signifiait que tous les autres étaient donc à rayer de la liste de la littérature nuisible et indésirable. Gruber et Hedrich interprétaient simplement le « tous les autres »non pas seulement par rapport aux 27 volumes livrés par le SD, mais à toutes les autres œuvres de Steiner. Les 27 volumes ne furent jamais retournés au SD et dans la nouvelle liste officielle que Hugo Koch devait rédiger, figuraient même seulement les cinq premiers sur la liste : les cours aux médecins et le cours de pédagogie curative avaient disparus des ouvrages proposés à l’interdiction par Baeumler. Même si ces ouvrages sont très importants pour une connaissance anthroposophique, il en restait désormais beaucoup d’autres en vente libre. Koch alla encore plus loin : les titres interdits disparurent complètement dans les éditions de 1939 et 1940 !
Depuis la Suisse, Marie Steiner von Sivers donna l’autorisation de publier les livres Éditions Emil Weises Buchhandlung, à Dresde. L’intérêt du public pour Rudolf Steiner restait non négligeable: Karl Eymann et son épouse n’imprimèrent pas moins de 27 titres et, pendant deux ans, jusqu’en juin 1941, ils vendirent plus de 20000 exemplaires. Le couple fut arrêté lors de l’action de la Gestapo du 9 Juin 1941 et mourut en prison peu de temps après (voir le chapitre consacré à cette action).
À Dornach
Cette même année 1935 où la Société anthroposophique en Allemagne s’est vue dissoute, les dissensions apparues à Dornach au sein du Comité directeur déjà peu après la mort de Rudolf Steiner en 1925 trouvèrent une issue tragique. Ces dissensions étaient sans rapport avec les problèmes liés au national-socialisme. Il s’agissait de l’impossibilité de collaborer, qui avait peu à peu conduit les membres partout dans le monde à former des camps partisans. Cela qui se solda, le 14 avril 1935, par une assemblée générale dramatique : Ita Wegman et Elisabeth Vreede, qui avaient été deux proches collaboratrices de Steiner, furent destituées de leurs fonctions au sein du Comité directeur et neuf personnalités éminentes furent exclues de la Société par un vote majoritaire des présents.
Les fissures internes étaient profondes. À cela s’ajouta une perte financière: celle, importante, des cotisations des membres de la Société en Allemagne. Ce qui n’empêcha pas les activités de la scène du Goetheanum de se poursuivre. Mis en scène par Marie Steiner von Sivers entre 1930 et 1933, les quatre Drames Mystères de Rudolf Steiner continuèrent d’être joués. Jusqu’en 1934, les troupes d’eurythmie et du chœur parlé des acteurs de la scène du Goetheanum firent des tournées dans différentes villes allemandes où les représentations ont été très remarquées. Au cours de ces mêmes années, Marie Steiner a progressivement réalisé la mise en scène des deux parties du Faust de Goethe, et c’est en 1938 qu’a pu avoir lieu, sur la scène du Goetheanum, la première mondiale de la représentation intégrale du Faust I et II.
Situé près des frontières allemande et française, le Goetheanum a pratiquement vue sur les deux régions. Dans la crainte d’une possible invasion par les troupes allemandes, le commandement de l’armée suisse y faisait même stationner dès 1940 une unité de soldats : le rez-de-chaussée servait désormais de campement. Manque de moyens d’un côté, rationnement du charbon de l’autre : dans tout le bâtiment le chauffage était coupé : les manifestations qui s’y tenaient habituellement étaient suspendues sine die. C’est dans la menuiserie (la Schreinerei), indemne de l’incendie de la Saint-Sylvestre 1922, qu’une vie artistique et des conférences se poursuivaient malgré tout, tandis que le Comité directeur préparait, pour les acteurs, eurythmistes et personnel technique, des plans minutieux d’évacuation vers des lieux au fin fond de la Suisse intérieure. Heureusement, une telle évacuation qui, heureusement, ne s’avérera pas nécessaire.
Remarques sur la vie anthroposophique en France dans les années 30
Outre en Allemagne, les troupes du Goetheanum avaient connus plusieurs représentations en France. Le 27 novembre 1935, par exemple, a eu lieu une matinée d’eurythmie remarquée au Centre Marcellin Berthelot, à Paris ; en mars 1936, des scènes du Faust ont été présentées à Colmar ; puis ce fut au tour des pièces d’Albert Steffen de connaître le succès, à Strasbourg. A Paris de nouveau, lors de l’Exposition Universelle de 1937, c’est au Théâtre des Champs-Elysées qu’en octobre trois soirées furent consacrées à des scènes du Faust, à des représentations d’eurythmie et à une pièce d’Albert Steffen. Ce fut là le point culminant des manifestations artistique-anthroposophiques en France. L’armistice de juin 1940 venant bientôt étouffer la vie anthroposophique en France.
Cette vie anthroposophique était alors relativement modeste : on comptait trois cents membres environ, répartis en divers lieux de France. Après une grave crise[ii] qui avait opposé jusqu’au début des années trente les deux personnalités marquantes d’Alice Sauerwein et de Simonne Rihouët-Coroze, la Société anthroposophique universelle – Section française, connaissait un certain calme sous la direction de cette dernière. L’association avait son siège dans le 6ème arrondissement de Paris, dans l’ancienne demeure de l’écrivain Édouard Schuré, rue d’Assas. À quelques pas de là, dans des ateliers Rue Huyghens, se tenaient régulièrement des conférences publiques d’introduction à l’anthroposophie et de petits spectacles d’eurythmie. Une bibliothèque ouverte au public y proposait des ouvrages anthroposophiques. Une école d’eurythmie, protégée par Marie Steiner, occupait par ailleurs une salle rue Campagne Première, dans le 14èmearrondissement limitrophe. Des groupes d’études existaient à Paris, Marseille et Nice, puis à Colmar et Strasbourg. Les rencontres entre membres des différentes régions se limitaient essentiellement aux assemblées générales de la Société, et aux rencontres annuelles de la « Semaine française » au Goetheanum, une tradition inaugurée par Rudolf Steiner en 1922. Un bulletin mensuel, les Lettres aux membres, assura cependant un lien suivi entre tous les membres.
Bien avant juin 40, Simonne Rihouët-Coroze a pressenti le danger d’une occupation par les troupes allemandes. Dès 1939, elle décida de transférer les éditions et l’administration de la Société au domaine La Sourdière, sur la rive gauche de l’Allier, où dès lors commencèrent une vie anthroposophique d’études, une activité pédagogique avec quelques enfants, et un début d’agriculture biodynamique. Les activités à Paris étaient désormais limitées au strict minimum, et le dernier numéro de la revue La Science Spirituelle parut en 1940, après 19 ans d’existence. Simonne Rihouët-Coroze avait suivi les évènements attentivement : distribuer sous l’occupant nazi une revue qui se référait à Rudolf Steiner était devenu impossible.
Une autre initiative anthroposophique avait vu le jour à l’époque en France, sous la protection d’Ita Wegman : un début de travail en pédagogie curative pour la jeunesse handicapée. Initialement installée rue de l’Assomption à Paris, dans le 16e arrondissement, la petite communauté avait déménagé en 1938, faute de place, au Château de Courcelles, dans la vallée de Chevreuse. En 1940, fuyant l’occupation allemande, elle partit pour la zone libre et trouve refuge à La Roubiche, dans le Lot-et-Garonne. La vie quotidienne, au cours de ces années, s’avéra très difficile. En 1942 l’institution a dû assister à l’arrestation de deux de ses collaboratrices: la première, Valentine Vachadzé-Bérence, sera internée pendant plusieurs mois au camp de Gurs en Béarn ; la seconde, Hannah Lissau, autrichienne et juive, sera arrêtée puis déportée à Auschwitz, d’où elle ne reviendra jamais.[29]
Les écoles Steiner Waldorf en Allemagne
Revenons à la situation de 1933 en Allemagne. Après la fondation de la première école Waldorf à Stuttgart (la Freie Waldorfschule), en septembre 1919, sept autres écoles ayant pour base la pédagogie initiée par Rudolf Steiner y avaient vu le jour. De sorte qu’en 1933 huit de ces écoles existaient de façon autonome.[30] Elles totalisaient 3200 élèves (sur 170.000 dans l’enseignement privé) avec environ 160 enseignants en tout. En dehors de Stuttgart, qui avait acquis une renommée mondiale, avec ses 1000 élèves et 60 enseignants, toutes ces écoles n’avaient encore que quelques années d’existence. Plusieurs autres initiatives n’en étaient encore qu’à leurs débuts. Dans d’autres pays, notamment aux Pays-Bas, en Angleterre, en Scandinavie et en Autriche, on comptait alors dix-sept autres écoles.
Remarquons que les écoles se trouvaient devant une administration complexe car par leurs ministres de la culture les Länder (des États régionaux) gardaient encore partiellement la compétence de la gestion administrative de l’enseignement. Le 30 avril 1934, Bernard Rust fut nommé ministre de l’Éducation et l’administration scolaire devint – progressivement - centralisé à Berlin.[31] Bien entendu, les collèges de professeurs, responsables de la gestion de leur école, avaient l’habitude de démarches auprès de leurs administrations respectives. Mais partout le ton commençait à se durcir.
Pour comprendre les tenants et aboutissements des négociations qui se poursuivront pendant les années à venir, il faut tenir compte d’un paradoxe : plus la pédagogie de Rudolf Steiner est déclarée inconciliable avec le régime nazi par les instances de l’État comme du Parti, plus les écoles se défendent en soulignant l’apport de cette pédagogie au renouveau de l’Allemagne. On déclara ce que l’on n’était pas : on passait sous silence son caractère international, la nécessité d’une autonomie, c’est à dire d’un exercice libre de son activité, et d’une gestion collégiale de l’école dans son ensemble. Rétrospectivement, il apparaît clairement qu’il s’agissait là d’une stratégie de défense devant la pression permanente. On se tromperait en prenant au mot les divers mémoires et autres documents émanant des écoles: les débats internes sur ces déclarations attestent que les responsables ne reniaient en rien les bases mêmes de la pédagogie.
Jusque-là, les inspections des écoles Steiner Waldorf avaient été plutôt positives. On reconnaissait et admettait leur originalité. Désormais, le nombre d’inspections augmentait sensiblement. Les inspecteurs connaissaient leur métier, mais les critères à appliquer changeaient du jour au lendemain. Leurs conclusions étaient sans appel. Tout en reconnaissant le travail engagé des professeurs, ils notaient l’absence complet de l’esprit national-socialiste. Au mois de novembre 1933 un rapport d’inspecteur après une visite à Stuttgart conclu à ce que les écoles Waldorf représentent un corps étranger dans l’organisation scolaire national-socialiste, qu’elles n’ont plus droit à exister dans cet état, et qu’il est de son devoir en tant qu’inspecteur, «d’éloigner ces jeunes camarades du peuple de l’atmosphère d’esprit judéo-occulte, même contre la volonté de leurs parents.»[32]
À Stuttgart, capitale du Württemberg, le ministre de la Culture, Christian Mergenthaler, était un national-socialiste convaincu. Sa décision tomba le 10 février 1934: l’interdiction d’ouvrir une nouvelle 1ère classe à la rentrée de Pâques 1934.[33] Environ 80 enfants étaient inscrits, mais les portes de l’école devaient rester fermer pour eux. Le décret justifia la décision en expliquant que l’enseignement et l’éducation dans l’école Waldorf étaient contraires aux principes du national-socialisme. Il reconnaissait le travail des professeurs au service de leur idéal anthroposophique, mais c’était bien pour cette raison, précisa-t-il, qu’on ne pouvait pas attendre d’eux d’accepter avec conviction les principes national-socialistes. Mergenthaler avait compris : «ces gens-là» pouvaient déclarer officiellement ce qu’ils voulaient pour minimiser l’incompatibilité de leur pédagogie avec celle du nouveau régime, mais en réalité ils cherchaient à dissimuler ainsi la continuité de leur engagement à l’intérieur de leurs écoles dans le but de les sauver.
Dans ce contexte les autorités adressèrent une demande pressante à l’école de se séparer des professeurs juifs. Le collège espérant de ne plus être inquiété par d’autres mesures, accepta que les quatre collègues d’ascendance juive décidèrent de quitter l’école ce même mois de février 1934. On y voyait une chance de survie. Alexander Strakosch, Friedrich Hiebel, Ernst Lehrs et Karl Schubert. Les trois premiers quittèrent l’Allemagne, mais non pas la pédagogie anthroposophique. Karl Schubert, qui avait donné des cours de soutien (Hilfsklasse), reçut l’autorisation de continuer une classe pour les enfants déficients.[34] L’eurythmiste Lola Jaerschky quitta le collège de l’École Rudolf Steiner (Rudolf Steiner Schule) à Berlin pour les mêmes raisons.
Le décret déclencha une activité effrénée de démarches et de recherches de contacts, qui convergeaient finalement dans les services de Rudolf Hess. Hess ne recevait aucun de ces visiteurs en personne. Il délégua pour cela un de ses secrétaires particuliers, Schulte-Strathaus, qui – impressionné par ses interlocuteurs – proposait à Hess d’intervenir pour conserver ces écoles, qui pourraient peut-être être un jour utiles dans le Reich. De plus, le couple de Margarete et Eugen Link, membres de l’Association de soutien de l’École (Waldorfschul-Verein), récemment immigré d’Amérique du Sud, avait fait connaissance avec Hess dans le passé et cherchait à le rencontrer. Mais ils furent eux aussi reçus par Schulte-Strathaus qui promit d’en parler à Hess. Toujours est-il, que Hess écrivit à Mergenthaler lui demandant de revenir sur sa décision. Celui-ci reculait fin janvier 1935, mais seulement partiellement, car il autorisa pour la rentrée du 1er avril 1935 l’ouverture d’une première année limitée à 40 élèves.
Ce qui ressemblait à un succès s’avéra une illusion. Le collège concluait qu’il pouvait maintenant ouvrir aussi une deuxième année pour les enfants qui avaient été exclus à la rentrée de 1934. Ce qu’il fit. Mergenthaler l’apprit et revint immédiatement sur son décret en ordonnant la fermeture des classes des 1ère et 2ième années. Les 150 enfants tout juste arrivés dans leur école durent la quitter aussitôt. De plus, Mergenthaler interdit toute nouvelle inscription d’élèves pour cette année scolaire.
Derrière les coulisses de ces évènements œuvrait un proche de Mergenthaler, Jakob Wilhelm Hauer, critique de l’Anthroposophie depuis le début des années vingt, qui occupait une chaire de sciences des religions à Tübingen. Il avait remis le 7 février 1935 son rapport d’expertise sur les écoles Waldorf demandé par les Services de renseignement, le SD. Ses conclusions étaient sans appel :
«J’estime que la conception du monde anthroposophique (die anthroposophische Weltanschauung) à tout point de vue internationale et pacifique, est simplement inconciliable avec celle du nationale-socialisme. Cette dernière est basée sur le sang, la race, le peuple et l’état total. Ces deux piliers de la conception national-socialiste et du Troisième Reich sont reniés par la conception des anthroposophes. C’est pourquoi des écoles basées sur cette conception et conduites par des anthroposophes sont un danger pour une éducation allemande authentique.»
Le rapport atterrit sur les bureaux de Heydrich et Himmler et a servi d’élément décisif pour inclure les écoles Waldorf dans la rédaction de l’interdiction de la Société anthroposophique au 1er novembre suivant. Mergenthaler reçu également une copie qui lui confirma sa conviction d’être sur le bon chemin.
Au cours des mois suivants une crise de confiance, qui culmina au mois de février 1936, se dessina entre le collège des professeurs et l’Association de l’école. Emil Molt, le père fondateur de l’école et président de l’Association, était malade. Il était respecté par tous comme une instance morale et ne se faisait aucune illusion sur la nature du pouvoir en place. Il devait ne plus revenir et mourut au mois de juin suivant. Ce mois de février 1936, un groupe de membres sous la conduite de Margarete Link réclamait de prendre en main la direction même de l’école. Membre du Parti, Link, affirmait être en mesure de persuader le pouvoir de reconnaître la pédagogie ; il suffisait juste de faire quelques concessions sur le plan scolaire comme, par exemple, supprimer l’eurythmie. Elle révélait ainsi son ignorance autant des bases de la pédagogie Steiner que des tendances néfastes du régime. La réponse du collège des professeurs ne se faisait pas attendre. Devant l’absurdité de la proposition de Link, il réaffirmait la responsabilité entière des professeurs pour tous les aspects de la marche de l’école, que Steiner leur avait confié expressément au nom du principe de l’autonomie des écoles Waldorf. Cet élément important de son identité ne pouvait être négocié. Pas plus que d’autres caractéristiques fondamentales: l’engagement des professeurs, le contenu et la manière d’enseigner (le cursus scolaire), l’inscription des élèves. En bref, la gestion collégiale de l’école dans tous ses aspects devait relever uniquement de la compétence du collège de professeurs.
Les deux affrontements, l’un extérieur avec Mergenthaler, l’autre intérieur avec le groupe autour de Margarete Link, avaient le mérite de clarifier les positions respectives.
La fermeture des écoles Steiner Waldorf
Un mois après, le 12 mars 1936, le ministre de l’Éducation, Bernard Rust, signa l’ordre laconique donné aux administrations scolaires : « Je vous prie de faire le nécessaire pour que désormais aucun nouvel élève ne soit inscrit dans les écoles Waldorf, respectivement Rudolf Steiner (basées sur la conception anthroposophique).»[35]
Faute d’élèves et du financement correspondant la fermeture des écoles était ainsi programmée. Une mort lente devait suivre à l’amputation progressive, d’année en année, d’une partie de l’organisme vivant de ces écoles. Après l’interdiction de la Société le pouvoir manifestait une nouvelle fois sa nature éliminatoire.
Au cours de ces mêmes jours de mars 1936, les écoles reçurent une information de l’administration scolaire : tous les enseignants devaient prêter obligatoirement serment de fidélité au «Führer».[36] Pratiquer le salut hitlérien imposé dans toutes les écoles d’Allemagne et hisser le drapeau lors des rassemblements obligatoires dans la cour le jour des fêtes national-socialistes représentaient déjà des concessions très gênantes. Néanmoins elles furent supportées, car à l’intérieur on pouvait encore «corriger» l’impression que l’on donnait vers l’extérieur. Les grands élèves savaient faire la différence et «jouaient le jeu». Ils participaient à cette résistance passive qu’ils percevaient chez leurs professeurs.
Bien entendu, les écoles s’informaient réciproquement en permanence des évènements et démarches entreprises. À ce moment, elles choisirent de suivre des voies différentes.
Les collèges des professeurs à Hamburg-Altona et Berlin estimaient que prêter ce serment était inconciliable avec leur conscience morale. Ce n’était pas un acte de loyauté envers l’État, mais un appel à mentir. Impossible alors de se présenter devant leurs élèves. La décision de fermer fut immédiate à Altona avec 360 élèves, le 6 avril 1936, et l’année suivante, le 26 août 1937, à Berlin avec près de 400 élèves. À Berlin Erich Weissmanncontinua l’enseignement avec un groupe d’élèves dans son appartement privé. Il fut victime d’une dénonciation, car dans le cours de l’Action du 9 juin la Gestapo frappa à sa porte et l’arrêta.
Dans les autres écoles on estimait pouvoir faire semblant en ce qui concerne le serment et on décida, pour le bien des élèves de continuer le travail aussi longtemps que possible. La décision de Rust entraîna la fermeture à Hanovre le 9 juillet 1937, à Stuttgart le 1er avril 1938, à Kassel le 27 juin 1938 et à Breslau le 24 mars 1939. Restaient les écoles à Hambourg-Wandsbek et Dresden.
Après leur fermeture en tant qu’école Steiner Waldorf, plusieurs écoles organisaient des cours préparant la transition vers l’enseignement public à des élèves qui le souhaitaient. Hans Herzberg, un garçon juif, élève de l’école d’Hanovre de 1935 à 1938, témoigne aujourd’hui d’un petit épisode révélateur dans un cours de «connaissance ces races» (Rassenkunde): le professeur devait prendre les mesures des crânes des élèves pour en faire ressortir le plus «nordique». Le résultat fut que c’était le sien, celui de l’élève juif qui se rapprochait le plus du «crâne idéal». Le cours se termina dans l’éclat de rire de toute la classe : une petite démonstration de l’impossibilité de donner une preuve de la présence d’une race «pure», qui n’existe pas. En ce qui concerne la présence d’élèves juifs dans l’école, Herzberg souligne : «Nous étions tout à fait intégrés».[37]
Un autre fait à mentionner se passa après la fermeture de l’école à Breslau (en Silésie) : Gertrud Bessert, une enseignante Waldorf, avait créée en 1934 une «école de jour pour les familles» (Familienschule), qui fonctionnait sur la base de la pédagogie curative. Après la fermeture de l’école Waldorf en mars 1939, une centaine d’élèves trouvait «refuge» dans ces locaux, et l’enseignement s’est poursuivi pendant les années de guerre sur la base du plan scolaire Waldorf avec quelques professeurs, qui ont pu rejoindre leurs élèves. Bien sûr, cela n’était possible qu’avec la complicité de l’inspecteur local, qui ferma les yeux en disant:
«nous nous comprenons, mais nous n’en parlerons à personne!»[38]
Rappelons aussi que l’Association de l’École Waldorf de Stuttgart (le WaldorfSchulverein) tenait une caisse de solidarité pour les enseignants en difficulté. L’association fut interdite à la suite de l’interdiction de l’école. Les responsables étaient avertis par une relation sympathisante à Berlin de l’imminence de confiscation de la caisse ; aussitôt, des moyens non négligeables de cette caisse étaient été distribués aux professeurs, lesquels venaient de perdre leur emploi par la force des choses : si bien que, le jour venu, la Gestapo trouva la caisse vide.
Ce fait comme celui de Breslau montre encore une fois la présence de personnes qui discrètement exerçaient une résistance passive, qui devint active au bon moment tout en restant dans l’ombre.
Continuer sous le manteau d’une école expérimentale de l’État ?
Dans les entretiens entre les professeurs il avait été déjà question depuis quelque temps, de tenter d’être reconnu comme école expérimentale et d’être intégré ainsi dans l’enseignement public tout en gardant la pratique de la pédagogie Steiner Waldorf : l’espoir d’échapper ainsi à l’interdiction complète. Ce projet courait sous le terme Glasglockenversuch (expériences cloche de verre).[39] Les discussions et controverses étaient vives. On consulta même Albert Steffen à Dornach, qui répondit que l’on pouvait évidemment faire l’essai, à condition d’être libre dans son enseignement dans un contexte de non-liberté d’une vie spirituelle. Mais à la fin, l’administration interviendrait et forcerait à faire des compromis.
En dépit de cet avis qui s’avéra finalement pertinent, Elisabeth Klein et quelques collègues tentèrent l’expérience. De fait, Klein avait déjà noué nombre de contacts en 1936, lors des démarches après l’interdiction de la Société. Elle connaissait Alfred Baeumler, Lothar Eickhoff et avait des contacts avec l’office de Hess, où un autre secrétaire, Alfred Leitgen, qui lui prêta une oreille attentive. En outre, elle avait pu avoir un contact avec Otto Ohlendorf à la tête du SD. Leitgen persuadait Hess d’organiser une visite de l’école de Dresden avec ces personnes et quelques représentants de l’administration scolaire. Cette visite eut lieu le 26 novembre 1937. On n’en connaît pas de rapport officiel, mais Fritz Jacquet, un des professeurs présents, en apporta un témoignage lors d’une procédure contre Baeumler en 1948. Il rapporte qu’un des inspecteurs éclatait de colère, parce qu’il était outré qu’en 1937 existait encore une école qui ne pratiquait pas une discipline nationale-socialiste. Baeumler rétorqua : «Ici j’ai trouvé ce dont on ne fait que parler chez nous, la vraie substance pédagogique.»[40] La suite montre qu’avec l’exemple concret sous les yeux, Baeumler commençait àcomprendre que cette pédagogie avait une substance vivante que le national-socialisme ne pouvait donner.
La conséquence fut de charger Baeumler d’une expertise sur la pédagogie de Rudolf Steiner en vue de répondre à la demande de reconnaissance comme école expérimentale. Klein lui apporta amplement de la littérature et un mois après déjà, fin décembre 1937, il remit son rapport, qui vaut d’être souligné ici.
« La pensée de Rudolf Steiner n’est pas biologique-raciste, mais biologique-cosmique. » C’est pourquoi sa théorie de l’éducation ne pourra contenir le concept d’une communauté de peuple (die Volksgemeinschaft). Aux yeux du national-socialisme il ne servirait à rien de tenir compte des cultures des différentes nations, si la communauté du peuple (allemand NdA) n’est pas point de départ et objectif de l’éducation. Un tel objectif sera toujours compris par la pédagogie de Rudolf Steiner comme une réduction des vrais buts de l’éducation. La communauté dans le sens de Rudolf Steiner est une communauté des esprits. C’est pourquoi à la place du concept nationale-socialiste de peuple, se trouve celui d’humanité. L’enseignement de l’histoire de l’école Waldorf doit donc être rejeté. Baeumler exprimait en revanche son estime du plan scolaire du point de vue méthodologique et artistique, en particulier l’eurythmie. Sa conclusion : «Du point de vue méthodologique nous devons reconnaître que le plan scolaire de Rudolf Steiner est le premier système non-intellectualiste, élaboré jusque dans les détails. Ce plan scolaire rompt vraiment avec l’éducation unilatérale de la tête et de l’influence de la volonté uniquement par la tête.»[41]
Le national-socialisme se comprenait comme une idéologie anti-intellectuelle. Cet aspect avait initialement séduit Baeumler. Il venait d’étudier la pédagogie de Rudolf Steiner, et semble avoir compris que celle-ci ne pouvait se définir comme un système anti-intellectuel. Il commençait à comprendre l’approche très différente : l’anthropologie anthroposophique se réfère des trois forces de l’âme, penser, sentir et vouloir, dont chacune demande à être développée par l’action pédagogique. Dans ce sens, il avait bien compris que le plan scolaire Waldorf ne considère effectivement pas uniquement que la tête. Il sentait bien, plus qu’il ne pouvait ou ne voulait le formuler, que l’approche artistique y est d’une importance capitale. C’est elle qui permet le développement équilibré des facultés cognitives autant que des forces volontaires, et l’éducation du ressentir, entre les deux, comme liant essentiel. Y chercher un anti-intellectualisme serait faire fausse route. À l’opposé, chez les nazis, on trouve les mots d’ordre de race, de vengeance et de haine dans la tête, et l’éveil des forces instinctives montant de la volonté pour inciter l’âme à l’action dans ce sens : une proposition «pédagogique» appliquée à tous les âges. D’ailleurs, les national-socialistes n’ont jamais pu élaborer un plan scolaire digne de ce nom. Il se résumait à l’éducation physique, la connaissance des races et l’histoire du peuple allemand, à l’exclusion de tout apport juif à la culture.
Il souligna par conséquent que le plan scolaire de Steiner ne peut être maintenu. Cependant il admettra que «vu les grands avantages de la pédagogie Waldorf, on peut considérer de l’admettre dans des écoles expérimentales de l’État avec un plan scolaire modifié.»
Leitgen persuada Hess d’écrire à Rust dans ce sens. Hess suivit son conseil en proposant de faire un tel essai à condition toutefois, «que les professeurs anthroposophes soient remplacés par des enseignants national-socialistes fiables.» Cet avis, d’apparence favorable, vouait la tentative à l’échec dans le sens de ce que Steffen avait pressenti. Hess n’avait évidemment rien compris à la pédagogie Waldorf. Rust en était plutôt ennuyé, mais demanda néanmoins aux services de l’administration scolaire de Saxe (Dresden se trouvant en Saxe) d’élaborer un statut d’école expérimentale pour l’école Waldorf. Le projet ne vit jamais le jour. Voilà pourquoi :
Toutes ces procédures prenaient des mois. En attendant, après la fermeture des autres écoles, nombre de parents déménageaient pour que leurs enfants puissent encore bénéficier de la pédagogie Waldorf. Les effectifs de l’école de Dresde doublèrent en l’espace de quelques mois. Plusieurs professeurs de Stuttgart vinrent y rejoindre le collège. Ils avaient bien fait, car après le déclenchement de la guerre début septembre 1939, les services de Dresde déclaraient ne pas pouvoir travailler pour le moment sur ce statut faute de personnel: celui-ci était appelé au service dans l’armée. Finalement, l’école fonctionnait jusqu’à son interdiction en juillet 1941 suite à l’action de la Gestapo déclenchée le 9 juin 1941. C’est ainsi qu’à l’École Rudolf Steiner de Dresde le travail pédagogique a pu se poursuivre encore pendant cinq ans après la décision de Rust.
Le destin de l’école à Wandsbek était différent et assez particulier. Vers la fin de l’année scolaire 1939/40, les professeurs avaient été tous simultanément appelés aux services des travaux obligatoires de l’État. Les élèves devaient alors se trouver sans professeurs pour l’année scolaire qui s’ouvrait début avril. L’école fermait ses portes le 21 mars 1940. Normalement, on ne privait pas les entreprises de l’ensemble du personnel pour ce service obligatoire. Mais l’administration scolaire de Hamburg était particulièrement sceptique par rapport à ces écoles. Des indices portent à croire que ce «coup» a été porté sur conseil de Himmler.
À l’interdiction des écoles Steiner Waldorf allemandes s’ajoutait l’obligation de fermer celles qui se trouvaient en pays envahis par les nazis. En Autriche l’école Steiner de Vienne en 1938, aux Pays-Bas à Zeist et Amsterdam en 1940 (l’enseignement fut continué en privé), à La Haye en 1941, en Norvège à Bergen en 1940.
Une conclusion
Le déroulement des faits est un exemple concret de résistance passive possible dans un État qui se réserve les prérogatives d’intervenir au nom de sa conception de l’être humain sur la liberté d’un engagement responsable dans l’éducation, essentielle pour la pédagogie de Rudolf Steiner, qui, elle, repose sur une conception de l’être humain émancipé. Le corps professoral, soutenu par une large majorité des parents et une complicité des élèves plus âgés et déjà assez conscients du défi, cherchait à maintenir l’espace de liberté, qui rétrécissait d’année en année. Ceci impliqua de renégocier en permanence le difficile équilibre entre les compromis à faire sous la pression de l’État et la nécessité de maintenir l’identité de l’école Waldorf. Soulignons encore que les national-socialistes ne sont jamais parvenu à élaborer des programmes avec un plan scolaire cohérent. Ce fait même a contribué à ce que l’enseignement a pu continuer très largement sur la base du plan scolaire Steiner Waldorf. Notons aussi que la présence d’élèves juifs n’a jamais été mise en question dans aucune de ces écoles.
Dans toutes ces écoles, chaque fermeture a donné lieu à un rassemblement solennel de toute la communauté scolaire – élèves, professeurs, autre personnel, parents d’élèves et amis. Chaque fois, les discours ont pointé avec fermeté la responsabilité de l’État dans cette fermeture; chaque fois, ils ont indiqué que celle-ci était provisoire; et, chaque fois encore, ils ont énoncé la promesse et l’engagement de se retrouver tous après. Le pressentiment que le cauchemar devait prendre fin un jour était général. Mais personne ne soupçonnait le degré de déchaînement des forces destructrices allant de la guerre et du génocide jusqu’à l’autodestruction de ce pouvoir néfaste.
Lorsqu’en mai 1945 cet après finira par arriver, dans l’Allemagne vaincue désormais occupée, les enseignants dispersés au cours de la guerre se retrouveront. Ensemble, ils recomposeront des collèges de professeurs. Les occupants alliés accorderont sans hésitation les autorisations requises. Dès octobre 1945 les premières écoles ouvraient leur portes, nombreux étaient les parents qui souhaitaient confier leurs enfants à cette pédagogie.
Voici un exemple de l’atmosphère de soulagement et d’ouverture de ce moment. À Hanovre un groupe d’enseignants se présenta dès l’automne 1945 à la commission habilitée pour toutes les écoles du permis de réouverture. Lorsque les professeurs précisaient leur intention d’ouvrir une école Waldorf, le responsable, ancien directeur d’un lycée, le recevait les bras ouverts. Il précisa, qu’en 1938, après la fermeture de l’école Waldorf, les élèves devant la quitter étaient reçus dans son lycée. Celui-ci avait changé d’ambiance du tout au tout. «Pour votre école, je vous propose l’ancien Auberge de jeunesse, relativement peu endommagée par les bombes. Elle se situe sur un terrain de cinq hectares. La ville vous donne un bail de 99 ans avec un loyer symbolique d’un Mark par an.»[42] Ce fut chose faite.
En son temps, lorsque Rudolf Steiner allait sur la place publique pour proposer une structuration triple de l’organisme social, il réclamait la liberté pour toute vie culturelle y compris l’enseignement, qui devait pouvoir se développer indépendamment de l’État comme aussi des forces économiques. La création de l’École Waldorf de Stuttgart en 1919 n’était qu’un exemple concret pour ce qu’il pensait être juste pour toutes les pédagogies. Cette école n’avait et n’a toujours pas à enseigner l’anthroposophie. Le plan scolaire était l’expression d’une conception de l’être humain et du monde que l’anthroposophie rendait possible. Steiner préconisait que tous les courants de pensée puissent s’exprimer dans l’éducation et l’enseignement. Car une éducation sans conception de l’être humain n’est pas possible. On a pu voir l’effet destructeur extrême d’un concept réducteur de l’être humain dans un État, qui s’arroge le droit d’assurer l’éducation et l’enseignement. Mais pouvoir pratiquer un enseignement neutre, objectif, sans connotation idéologique en quelque sorte, est une illusion. Tout programme d’enseignement est intrinsèquement porteur d’une conception particulière de l’être humain, qu’elle soit affichée ou simplement implicite. Parents et enseignants devraient pouvoir choisir, les uns à qui confier leur enfant, les autres où s’engager. Parents et professeurs sont les deux côtés de la responsabilité éducative. C’est cela que Rudolf Steiner soutenait pour tout système éducatif, et non seulement pour l’école Steiner-Waldorf.
La pédagogie curative
Le mépris de l’idéologie national-socialiste envers la dignité humaine n’apparut nulle-part aussi tôt que dans le domaine de l’être humain handicapé physique ou mental. Le fantasme de pouvoir cultiver une race aryenne pure conduisit au concept de «vie qui ne vaut pas être vécue» (lebensunwertes Leben). Ce concept refuse l’acquis que la civilisation a apporté de meilleur en ce concerne le respect de la dignité de l’individualité humaine. Pourtant la loi qui préconisa la stérilisation obligatoire des handicapés resta peu remarquée lorsqu’elle fut publiée dès juillet 1933. Ce n’en était qu’une parmi le flot de décrets, ordonnances et lois dans ces premiers mois du régime. Elle visait à «empêcher la procréation chez les personnes atteintes d’une maladie héréditaire» (Verhütung erbkranken Nachwuchses).[43] Mais ce n’était là qu’une la première étape. L’application de la loi rencontra des résistances de toute sorte. Alors Hitler ordonna en octobre 1939 l’«extermination des vies qui ne valent pas d’être vécues» (die «Vernichtung lebensunwerten Lebens»), appelé depuis l’«ordonnance d’euthanasie ».[44] Sa différence avec la loi de 1933: l’action, sous le couvert d’Action T4, devait restée absolument secrète. Un appareil administratif énorme fut mis en place pour réaliser la mise à mort progressive des humains handicapés. Les chambres à gaz macabres apparurent dans ce contexte pour la première fois systématiquement. Elles devaient servir de «modèle» pour les camps d’extermination. Les morts étaient incinérés. Les parents recevaient l’urne avec la mention que leur enfant ou leur proche était mort d’une maladie infectieuse, motif justifiant l’incinération. Néanmoins le secret ne fut pas gardé, l’action devint publique. Début août 1941 des prêtres catholiques et protestants menaçaient et parlaient dans leurs prêches de déposer plainte contre l’assassinat des handicapés. Hitler ordonna courant août 1941 l’arrêt de l’action. 167000 handicapés étaient victimes de la stérilisation forcée, 120000 furent assassinés dans l’Action T4.
En 1912 un congrès avait réuni nombre de scientifiques de différents pays à Londres pour présenter une nouvelle science, l’eugénisme, qui se proposait de fabriquer suivant un type d’homme idéal des corps humains sur mesure. Steiner revenait en 1917 sur cet évènement en le qualifiant ainsi : «On a l’habitude de donner des noms bien pompeux pour désigner ce qu’il y a de plus stupide, comme les idées de cet eugénisme, qui sont sorties à vrai dire des cerveaux et non des âmes des hommes.»[45]
Il faut ignorer la dimension psycho-spirituelle de l’homme pour une idée aussi absurde. Pourtant, Hitler chercherait à la réaliser «à sa façon» 21 ans après par l’évènement rappelé ici[iii].
À la demande d’un groupe d’éducateurs, fin juin-début juillet 1924, Steiner exposa les bases de ce qu’il conviendrait à apporter à l’enfant dont l’âme a besoin de soins particuliers (das seelenpflegebedürftige Kind), bases d’une pédagogie curative anthroposophique. L’homme, dans sa dimension psychospirituelle ne peut être malade, mais il peut s’incarner dans un corps handicapé. Cela signifie que son corps ne peut pas lui servir comme c’est le cas normalement. L’être vit dans son âme une expérience très particulière du monde. Il faut respecter cette particularité, elle nécessite un soin pédagogique spécifique. Les éducateurs présents à ces cours fondèrent les instituts que l’on trouvait en Allemagne en 1933. On comptait huit institutions de pédagogie curative, ou centres médico-thérapeutiques à l’attention des jeunes handicapés (Heil und Erziehungsinstitute für seelenpflegebdürftige Kinder und Jugendliche). Celles-ci se situaient le plus souvent en milieu rural, loin des grandes villes. Bien entendu, ils étaient de dimension modeste, avec un nombre de résidents allant de 20 à 80, quelquefois un peu plus.
Ces instituts travaillaient en collaboration avec la doctoresse Ita Wegman et son propre institut, le Sonnenhof, à Arlesheim, localité voisine de Dornach. Wegman faisait partie du Comité directeur à Dornach et Steiner lui avait confié la Section de médecine dans l’École de science d’esprit. Elle avait installé à Arlesheim une clinique (Klinisch-Therapeutisches Institut), où elle avait développé conjointement avec Rudolf Steiner et le chimiste Oskar Schmiedel les premiers remèdes d’une médecine anthroposophique. Au cours de ces mêmes années la fabrication de ces médicaments donnait lieu à la fondation de la Société Weleda, première société de pharmaceutique anthroposophique.
Wegman, consciente de la situation, réagit très vite : dès avril 1933, elle réunissait à Berlin les principaux responsables des instituts. Elle caractérisa la situation en Allemagne comme «compliquée et difficile à définir car le mal s’y camoufle sous l’apparence d’un bien qui se prétend nécessaire et légitime.» À ces responsables d’instituts elle donne le conseil de fermer leurs centres et d’émigrer. Ou alors, à l’extrême rigueur, de poursuivre le travail mais sans se faire remarquer, aussi discrètement que possible.[46]
Aujourd’hui encore, on n’a toujours pas entièrement éclairci la manière dont ces institutions ont pu échapper autant à la stérilisation forcée des enfants et adultes sous leur protection qu’à leur transport dans les centres d’extermination de l’Action T4. Mais le fait est là. Bien entendu, la lenteur générale dans l’application des lois de 1933 et de 1939, y était pour beaucoup. Mais il y avait aussi le fait que les responsables disposaient par endroits d’une complicité dans l’administration. Elle leur permettait de se soustraire aux obligations de déclaration des protégés ou même de cacher les cas graves avant la descente des Polices. De fait, les instituts survivaient tous et s’entraidaient une fois la guerre commencée, chacun par des chemins différents, dont quelques-uns sont retracés ici.
C’est qu’à l’inverse des écoles Steiner Waldorf, qui risqueraient de «déformer» l’esprit de jeunes Allemands avenir de la nation, des instituts prenant soin de l’enfance handicapée présentaient relativement peu d’intérêt pour l’administration centrale à Berlin. Celle-ci songea d’autant moins à les interdire que leur fermeture l’aurait obligée à intégrer ces enfants et jeunes gens dans le système public existant. Si bien que les divers rapports des autorités locales sur ces instituts et leur caractère anthroposophique restèrent le plus souvent dans les tiroirs des instances compétentes. La seule obligation qui leur était faite était de s’affilier aux organisations de bienfaisances et de charité (Wohlfahrtsverbände) – lesquelles reconnaissent volontiers la qualité de leur travail. Toutefois, à mesure que progressait la «normalisation» (Gleichschaltung) nazie, ces organismes se voyaient remplacer le personnel responsable par des membres du Parti, ou bien ils furent résorbés par l’organisation concurrente du Parti.
L’institut de Gerswalde, près de Berlin et celui du Schloss Hamrborn, près de Minden, étaient menacés de fermeture, mais se sont défendus avec succès en jouant sur la concurrence interne des administrations locales. Ainsi, à Gerswalde, le directeur, Franz Löffler, un des pionniers, déclara très ouvertement qu’il lui était impossible d’accepter un national-socialiste dans leur Comité, puisque l’institut était une communauté vivante basée sur la pédagogie anthroposophique, et le cas échéant, il serait obligé de fermer l’institut. L’institut a été reconnu par l’organisation centrale de la NS-Wohlfahrt. Le fonctionnaire, qui a signé cette reconnaissance est resté inconnu. Mais lorsqu’après l’interdiction de la Société anthroposophique, des fonctionnaires zélés de l’organisation locale de la NSWohlfahrt se présentèrent pour fermer l’institut, Löffler leur opposa la reconnaissance de leur supérieur à Berlin. Ils durent repartir bredouilles. Après l’ordre d’euthanasie de Hitler, la Gestapo se présenta à la recherche de «cas» susceptibles d’être envoyé dans les centres d’extermination. Chaque fois, l’équipe a été prévenue grâce à une complicité dans l’administration de l’imminence d’une descente. Les plus gravement handicapés ont été cachés, les autres déclarés comme faisant un séjour en sanatorium.
Les responsables de Schloss Hamborn, Siegfried Pickert et Ernst-Moritz von Sachsen-Altenburg, reçurent en 1936 les premières informations d’un projet de fermeture de l’institut. Ils réussirent à faire intervenir Ilse Hess, l’épouse de Rudolf Hess, ainsi que Lothar Eickhoff. Les interrogations par l’administration locale conduisirent à ce que Siegfried Pickert perde sa licence d’enseignement. L’interdiction ne fut pas retirée, mais pas non plus exécutée. La menace de fermeture restait présente.
Deux instituts, ceux de Pilgramshain et de Bonnewitz, étaient situés à proximité de l’asile psychiatrique de Pirna-Sonnenstein, situé au sud-est de Dresde, converti, dès 1940, en un des centres de mise à mort. Plus de quatorze mille handicapés, enfants, jeunes gens et personnes âgées y seront gazés entre 1940 et 1941. Mais les deux instituts ne furent pas impliqués.
À Bonnewitz, la maison Spizner demeurera intouchée jusqu’à l’opération de la Gestapo du 9 juin 1941. Même lors de cette Aktion T4, les enfants auront la vie sauve, les intervenants de l’institut ayant réussi à les cacher ou à les renvoyer chez leurs parents avant l’arrivée de la Gestapo, au mois d’août. Néanmoins le directeur, Martin Kretschmer, arrêté à ce moment, sera déporté et mourra dans le camp de concentration d’Oranienburg, au nord de Berlin.
À Pilgramshain, le directeur, Albrecht Strohschein réussit dès 1940 à répartir la plupart des jeunes résidents soit dans leurs familles, lorsque c’était possible, soit à Gerswalde, dans le Brandebourg. Sur place, à ses risques et périls, une éducatrice poursuivait en cachette et tant bien que mal le travail avec la poignée d’enfants restants. L’institut échappa ainsi à l’Action T4. Notons que Karl König avait été le médecin de cet institut avant d’émigrer dès 1936 à Vienne où l’occupation allemande, l’«Anschluss», en 1938, le força à s’enfuir pour l’Écosse. Il y fonda, dès l’année suivante, le mouvement Camphill – foyers de vie communautaires et thérapeutiques pour jeunes et adultes handicapés -, qui connut par la suite un développement mondial.
La survie de l’institut à Eckwälden, Bad Boll, à l’est de Stuttgart, était due principalement au médecin des services sanitaires du canton. Il avait été impressionné par plusieurs guérisons de malades dans cet institut. Ses démarches auprès du Ministère de l’Intérieur du Württemberg, où il put parler à des fonctionnaires «très compréhensifs», permirent que l’institut ne soit pas inquiété par l’Action T4. Le directeur, le docteur Franz Michael Geraths, s’était présenté sans peur et avec fermeté devant les représentants de la Gestapo pour protester contre toute atteinte aux handicapés. Toujours est-il que l’institut accueillit plus de cent enfants handicapés au cours de la guerre, en travaillant en toute discrétion.
L’institut Lauenstein, situé à Altefeld, près de Kassel, occupait quant à lui un ancien domaine équestre. Lorsque, début 1941, l’armée réquisitionna les lieux aux fins d’y réinstaller les chevaux confisqués à des fins de transport militaire, elle proposa en échange des locaux à Seewalde, au Nord de Berlin. L’institut devait cette attention insolite au fait qu’une de ses résidentes était fille (handicapée par un accident) de l’Amiral Canaris, chef du contre-espionnage de la Marine. Le docteur Heinrich Hardt fît renvoyer les résidents dans leurs familles pour réaliser le déménagement avant de les accueillir dans les nouveaux lieux. Il se trouvait ce 9 juin 1941 à Berlin pour mettre au points les derniers détails. C’est là, qu’il apprit le jour-même le déclenchement de l’action de la Gestapo. Si bien que dans les jours qui suivirent, lorsque la Gestapo, pour une fois mal informée débarqua à Altefeld, elle trouva les lieux vides.
Mentionnons une dernière initiative, le «Waldhaus» à Malsch, au sud de Karlsruhe, fondée par le docteur Heinz Ritter et les époux Hubert et Tilla Bollig. L’institut a été évacué en 1940 à cause de la proximité de la frontière. Résidents et responsables migrèrent alors de lieu en lieu en forêt noire et sur les bords du Lac de Constance, mais retournèrent finalement à Malsch. En 1941 le travail a dû s’arrêter à la suite de l’action de la Gestapo.
L’initiative à Breslau et le travail de Karl Schubert ont déjà été mentionnés.
Au cours de ces années, environ 450 personnes ont travaillé dans l’ensemble de ces instituts.
Enfin, hors Allemagne mais en lien direct avec les instituts allemands, le Sonnenhof d’Arlesheim (Suisse) accueillit les enfants juifs alors que leurs parents trouvèrent asile dans des pays d’accueil qui refusaient les enfants handicapés.
Cliniques, sanatoriums et médecins anthroposophiques
Les cliniques et centres de cure pratiquant la médecine anthroposophique connaîtront eux aussi des destins divers. Près de Bad Liebenzell, la clinique Burghalde fondée en 1936 ferma ses portes au cours de l’opération de la Gestapo du 9 juin 1941. L’institut de cure de Gnadenwald, en Autriche, dépendance directe de la clinique d’Arlesheim, fermera lui aussi en 1941. Le sanatorium de
Wiesneck, près de Fribourg-en-Brisgau, sous la direction du docteur Friedrich Husemann, eut quant à lui un destin assez semblable à celui de l’institut pour jeunes handicapés de Gerswalde: outre les malades atteints de tuberculose, les équipes médicale et thérapeutique y soignaient des patients affectés de maladies mentales ; ici comme à Gerswalde, un complice au sein de la police locale avertit la clinique de l’imminente intervention de la Gestapo; les grands malades visés par l’Aktion T4 exterminatrice étaient cachés en urgence dans la forêt voisine ; le sanatorium, visité de fond en comble, fut sauvée.
Qu’en est-il des médecins pratiquant la médecine anthroposophique ? On estime pour toute l’Allemagne un nombre de 400 praticiens qui prescrivaient des médicaments anthroposophiques; parmi eux, environ 250 étaient membres de la Société anthroposophique et plus de 150 étaient membres de la Section médicale au Goetheanum. Les recherches approfondies de Peter Selg sont décisives pour la connaissance précise de ce domaine d’activité anthroposophique.[47] Il montre comment la médecine anthroposophique et le comportement des médecins cultivaient une conception de l’être humain à l’opposé de la médecine nazie, qui par sa politique raciste sombrait dans l’euthanasie et le génocide. Nombre d’entre eux s’engagèrent dans l’action de sauvetage des laboratoires de fabrication de la Weleda, à Schwäbisch-Gmünd. Car si le siège de Weleda se trouvait à Arlesheim, en Suisse, la production se faisait en grande partie à Schwäbisch-Gmünd, en Allemagne. Quant aux laboratoires de Saint-Louis, dépendance française de la maison-mère d’Arlesheim, ils devaient fermer avec l’invasion des troupes allemandes en juin 1940. La Weleda fut mise en question par l’action de la Gestapo du 9 juin 1941 (Voir plus bas ce chapitre).
Les agriculteurs et jardiniers en biodynamie
Depuis le cours aux agriculteurs tenu par Rudolf Steiner en juin 1924, l’intérêt pour ses propositions avait grandi à une vitesse étonnante.[48] Les agriculteurs, maraîchers et jardiniers, avaient entendu les propositions de Steiner pour une nouvelle conception des soins à apporter à la terre et aux animaux de ferme. Intéressés par des expérimentations, ils se regroupèrent en une association qui s’occupait de distribuer les préparationsconseillées par Steiner en vue d’une fertilisation des sols. En 1927 l’association créa une coopérative de distribution sous le nom de Demeter, nom choisi en 1930 pour le magazine mensuel de l’association. Cette même année l’association décida de s’appeler «Cercle d’expérimentation pour l’agriculture biologique-dynamique » (Versuchsring für die biologisch-dynamische Wirtschaftsweise). On considérait qu’ajouter le termedynamique à biologique correspondait à la dynamisation des sols obtenue par les préparations. Erhard Bartschfut choisi à la tête de l’Association et de la rédaction du mensuel. Le mouvement rencontra un intérêt grandissant de sorte que dans l’Allemagne de 1933 on comptait plus de mille agriculteurs, maraîchers et jardiniers répartis dans les différents régions (Länder).
En 1928, un don fait à l’association permit l’achat d’un domaine d’une centaine d’hectares, le HofMarienhöhe, près de Bad Saarow au sud-est de Berlin. La gestion en fut confiée à Erhard Bartsch. Celui-ci obtenait en quelques années des résultats spectaculaires sur le sol pauvre et sablonneux dans cette région. L’intérêt du public était d’autant plus vif que Bartsch bien avant 1933 invitait des responsables d’institutions, fédérations professionnelles et représentants du pouvoir politique à visiter le domaine.
Jusqu’ici les évènements ont montré que les responsables des institutions d’orientation anthroposophique étaient conscients du danger qui émanait de Hitler et de son national-socialisme, et ils cherchaient à s’en défendre. La situation se présenta très différemment dans le mouvement d’agriculture biodynamique. En effet, un groupe d’agriculteurs enthousiasmés et engagés, Erhard Bartsch en tête, vit dans l’avènement du national-socialisme une chance. Il y avait deux raisons pour cela.
La première était que le développement étonnant de la biodynamie éveilla l’industrie de fertilisation du sol. L’ajout de l’azote était devenu une habitude dans l’agriculture conventionnelle. Or, l’agriculture biodynamique se passe entièrement de l’azote et l’industrie chimique commençait à craindre une diminution de la demande. Elle entretenait depuis plusieurs années une campagne de presse qui présentait la biodynamie comme une méthode donnant des rendements médiocres, qui n’était qu’une simple reprise d’anciennes recettes et croyances de paysans dépassés par les acquis de la science agricole. Un messager de l’industrie se présenta même à Erhard Bartsch en lui proposant d’arrêter ces campagnes de presse sous la condition qu’il admette que même en biodynamie on ne pourrait se passer entièrement de l’azote. Bartsch, bien sûr, refusa. Il avait cependant le dos au mur ; où trouver de l’aide pour se protéger contre la campagne diffamatoire de l’industrie?
La deuxième raison qui le fit se tourner vers le nouveau pouvoir se révèle dans une remarque qu’il adressa à Hans Büchenbacher lors d’une rencontre peu après le 30 janvier 1933 : «Voyez-vous, Monsieur Büchenbacher, quand on a l’esprit réellement michaélique, on se range aux côtés d’Adolf Hitler!» Bartsch était membre de la Société anthroposophique et avait lui-même rencontré Steiner à Koberwitz en 1924, lors du « cours aux agricultures ». Qualifier Hitler d’inspiré par l’esprit michaélique était une interprétation personnelle. En tous cas c’était une méprise complète de la description que Steiner avait donné de la nature même de cet être hiérarchique. La raison de cette confusion grossière reste une énigme. Pourquoi s’est-il trompé à ce point sur la nature-même de cet être hiérarchique que Steiner avait décrit maintes fois d’une manière incompatible avec le fantasme de Bartsch? En effet, Steiner voyait en Michaël un esprit cosmopolite, donc au-dessus des nationalités, sans rapport avec l’esprit d’un peuple particulier. Il était esprit du temps présent (Zeitgeist) où les nationalités doivent être surmontées au profit de l’humanité. Michaël ne donne des tâches à aucun être terrestre. Steiner le décrit comme un être silencieux qui respecte la liberté de l’être humain. Il travaille avec les conséquences des actes et non avec les causes ou motifs.[49]
Sa conviction erronée rendait Bartsch aveugle sur la nature néfaste de Hitler et son régime. Uniquement préoccupé par ce qu’il espérait obtenir du régime pour sa biodynamie, il s’enfonçait dans un chemin de non-retour. Pire, ses premiers «succès» nourrissaient son illusion d’être sur le bon chemin.
Un évènement inattendu lui fit chercher une protection : le 15 novembre 1933 le ministre de l’Économie de la Thuringe interdisait toute publicité de vente pour les produits de la biodynamie membres de l’Association pour la biodynamie se trouvait le paysagiste connu[iv] : Alwin Seifert. Il se trouvait que Seifert venait d’être engagé pour les travaux d’aménagement du jardin de la villa occupée à Munich par Rudolf et Ilse Hess. Le couple Hess était attentif à la qualité de sa nourriture végétarienne. Seifert n’hésitait pas de parler à Hess des menaces qui pesaient sur la biodynamie, une culture du sol prometteuse.
De fait, Hess organisa une réunion à laquelle il convia nombre de dignitaires du parti et fonctionnaires pour le 18 janvier 1934. Bartsch exposa les principes de cette méthode et répondit aux questions pendant une petite heure. Son collaborateur Franz Dreidax en fit un rapport après la guerre.[50] Parmi l’assistance se trouvait aussi Richard Walther Darré, le ministre de l’Agriculture. Prétextant sa dépendance envers l’industrie, il ne voulait rien savoir, mais Hess l’obligea à rester! Finalement Hess ordonna de faire une série d’essais comparatifs de rendement entre culture conventionnelle et culture biodynamique et de ne rien décider sur l’avenir de la biodynamie avant une analyse scientifique des résultats obtenus.
Voici comment Seifert décrit l’atmosphère de familiarité d’un côté, de menace d’envoi à Dachau de l’autre, à la suite de la réunion dans sa lettre à Bartsch du 5 février 1934 : «Aujourd’hui j’ai rencontré Ilse Hess en ville. Elle était justement enthousiasmée par les légumes, les fruits et le jus de pommes de Kempter. Son mari aussi est content d’avoir des légumes de qualité. Madame Rauscher, la sœur du Führer, va faire livrer à l’intendance de Berchtesgaden des légumes Demeter. On a laissé entendre au cuisinier de la chancellerie du Reich qu’il serait envoyé à Dachau s’il cuisinait encore pour le chef autre chose que des légumes et des fruits biodynamiques.»[51]
Les essais furent réalisés sur plusieurs parcelles, mais le suivi n’a pas été bien assuré de sorte que des analyses sérieuses n’ont pas été réalisées. La principale conséquence fut simplement que cela prenait des années, et que pendant ce temps la biodynamie a été moins inquiétée. D’autant plus que Hess avait demandé à la presse de cesser toute polémique au sujet de la biodynamie en attendant le résultat des essais.
Lors de l’interdiction de la Société anthroposophique Hess demanda à Himmler dans un courrier du 19 novembre 1935 de ne pas intervenir contre l’organisation des agriculteurs en biodynamie. Himmler y consentit.
En 1937/38/39, le ministère de l’Agriculture tenta de faire interdire la biodynamie. Seifert fit à nouveau intervenir Hess, qui ordonna la comparaison des résultats des récoltes d’une cinquantaine de fermes biodynamiques avec les fermes conventionnelles. Les résultats étaient assez encourageants pour la biodynamie, mais les expertises et contre-expertises s’étiraient d’une année à l’autre.
Remarquons qu’un des objectifs déclaré du régime était de rendre l’Allemagne autarcique, c’est à dire indépendante des importations, entre autres de l’azote qui était toujours nécessaire malgré la production intérieure. Bartsch y voyait une chance pour le développement de la biodynamie à grande échelle. Il perdait ainsi de vue une mise en garde prémonitoire de Rudolf Steiner: veiller à ce que la biodynamie ne soit jamais récupérée par un intérêt national. Elle est vouée à être utilisée dans toutes les régions du monde, comme le sont la pédagogie, la pédagogie curative et toutes les autres propositions de Rudolf Steiner. Elle s’adresse à qui s’adresse à l’être humain en général, indépendamment des nationalités.
Bartsch demanda à être admis comme membre du Parti. Mais Heydrich refusa l’adhésion d’un anthroposophe. Les troupes allemandes envahirent la Pologne dès septembre 1939 et confisquèrent des grands domaines agricoles tombant désormais sous la gestion de la SS. En 1940 on demanda à Bartsch de donner aux futurs gérants des domaines des cours d’introduction à la biodynamie.
Finalement, ce projet ne fut pas réalisé. Darré vint finalement visiter le domaine de Marienhöhe en juin 1940. Il fut très positivement impressionné et déclara vouloir soutenir cette méthode. Dans son ministère, plusieurs fonctionnaires défendaient la biodynamie contre le lobby de la chimie. Darré dut démissionner en mai 1942: il fut remplacé par son secrétaire d’État Backe, son adversaire interne.
Cette prise de position de Darré en faveur de la biodynamie avait pour conséquences que la puissante industrie chimique, les I.G. Farben, établit un rapport très critique sur cette méthode alternative. Il invoquait la menace que par manque d’azote cette pratique conduirait inéluctablement à un appauvrissement progressif des sols! Le rapport arriva fin janvier 1941 chez Himmler. Celui-ci avait mené ses propres enquêtes et n’était pas dupe. Il connaissait bien ce genre de rapport «arrangé», car il avait lui-même une formation d’agronome et une expérience dans l’industrie de l’azote où il avait dû lui-même faire des rapports de ce genre. Son intérêt était éveillé.
Le 10 mai 1941 Hess s’envola pour l’Angleterre. En conséquence sa protection manifeste pour l’agriculture biodynamique disparut. Martin Bormann, son adversaire intérieur de toujours prenait sa place aux côtés de Hitler, d’où il entreprit une action contre les anthroposophes. Heydrich précisa qu’il ne fallait pas inquiéter les fermes biodynamiques en général, mais s’occuper uniquement des anthroposophes parmi les fermiers. Bartsch fut arrêté lors de l’action du 9 juin 1941. Il fut libéré quelques mois plus tard, mais assigné à résidence à Marienhöhe jusqu’à la fin de la guerre. Il dut sa libération à l’avocat Carl Langbehn.[52]
Himmler engagea par la suite plusieurs personnes de l’entourage de Bartsch pour travailler dans ses champs expérimentaux d’herbes médicinales en cultures biodynamiques. Or, ces champs étaient installés près de certains des camps de concentration, le travail devait être exécuté par les prisonniers. Ce fut le cas par exemple à Dachau, où on trouve fin 1941 le jardinier Franz Lippert qui avait monté avec grande compétence les jardins de culture d’herbes médicinales de la Weleda à Schwäbisch-Gmünd au cours des années vingt. Il avait répondu à l’appel de Bartsch pour les grandes perspectives sensées s’ouvrir pour le développement de la biodynamie. Après la guerre, les témoignages des prisonniers libérés soulignèrent que Lippert les avait traités avec respect. Il leur procurait des vêtements d’hiver, des repas supplémentaires au cours du travail et il s’occupait de courrier ou de colis qu’il se chargeait lui-même à transmettre. Il avait même demandé des détachements supplémentaires de prisonniers sous prétexte d’en avoir un besoin pour les cultures. Il allégea ainsi ce travail, déjà moins dur que celui dans les usines. La direction du camp lui envoyait surtout des prêtres et pasteurs, emprisonnés pour avoir contesté trop ouvertement le régime.
L’action de la Gestapo du 9 juin 1941 et les dernières années
Hess était devenu traître par son envol et parachutage en Angleterre le 10 mai 1941. Dès le 13 mai Hauer soutenait dans une lettre à Himmler que Hess avait été influencé de manière occulte par les anthroposophes. Le lendemain Bormann informa Heydrich, que le Führer souhaitait intervenir avec les moyens les plus sévères contre les occultistes, astrologues, charlatans et autres semblables qui rendent le peuple bête et superstitieux[53]: il fallut combattre «l’ennemi intérieur» avant le 22 juin 1941, date retenue secrètement pour l’invasion de la Russie soviétique, «l’ennemi extérieur». Heydrich ordonna à toutes les Polices et Services de renseignement d’intervenir partout entre 7 et 9 heures du matin pour arrêter, interroger et le cas échéant emprisonner les personnes visées.[54] Un questionnaire modèle pour les interrogatoires était joint. L’action, planifiée pour prendre les gens au dépourvu, s’étirait aussi sur les jours, voire les semaines suivantes, de sorte que beaucoup d’anthroposophes trouvèrent le temps de cacher les livres anthroposophiques de leurs bibliothèques. Plusieurs centaines d’entre eux furent arrêtés et interrogés. Le nombre exact ne peut qu’être estimé car les documents ont été détruits par la Gestapo lorsque la fin approcha. En fait, on sait que les listes nominatives préparées par la Gestapo étaient incomplètes et en partie fausses; du reste les connaissances des polices locales étaient partielles. Les interrogatoires, qui duraient souvent plusieurs heures, n’étaient généralement pas violents et ne donnaient que peu de faits concrets exploitables. Le fonctionnaire de la Gestapo à Aachen par exemple déclara : «Les anthroposophes semblent tous souffrir d’une perte de mémoire!» Les personnes arrêtées furent le plus souvent relâchées. À la fin cependant il fallait signer une déclaration comme quoi on avait pris connaissance qu’une activité liée à l’anthroposophie ou à la Communauté des chrétiens était interdite dans le Reich.
Toutefois, il faut relever les emprisonnements mentionnés dans les chapitres précédents. Plusieurs professeurs des écoles Steiner Waldorf, surtout à Berlin, enduraient plusieurs mois de prison, de même que certains des agriculteurs dont Erhard Bartsch. Il faut mentionner l’emprisonnement et la mort des époux Eymann, qui avaient réédité les ouvrages de Rudolf Steiner ; la mort de Martin Kretschmer de l’institut médico-pédagogique à Bonnewitz. L’interdiction de l’École Rudolf Steiner à Dresde, en juillet ; faisait bien partie de cette action. L’eurythmiste Jola Jaerschky, qui avait quitté le collège de l’école à Berlin en 1934, était moitié juive. Elle fut emprisonnée, puis transférée au camp de concentration à Ravensbrück, mais libérée en octobre 1941. Là aussi, comme dans le sauvetage des handicapés de l’institut Lauenstein, il s’agissait selon toute probabilité d’une intervention de la résistance allemande; l’Amiral Canaris lui-même ou d’un des membres de son équipe, Hans von Dohnanyi. Cela qui ressort en tous cas des entretiens avec H.B. Gisevius, un des survivants de la conspiration du 20 juillet 1944.
Le destin de la Communauté des chrétiens fut particulier. En tant que communauté religieuse reconnue, elle ne devait pas être incluse dans cette action. Pourtant, comme indiqué plus haut, Jakob Wilhelm Hauer eut connaissance du projet d’action contre les anthroposophes. Il s’adressa directement à Himmler pour réclamer d’inclure les prêtres de la Communauté des chrétiens dans l’action: «interdire l’anthroposophie et les livres de Steiner et laisser exister la Communauté des chrétiens serait comme interdire l’Église catholique en Allemagne et ne pas toucher aux monastères et leurs bibliothèques. La Communauté des chrétiens est le centre de la propagande pour Steiner.[55]» Rappelons que le capitaine de Corvette Hans Erdmenger, connu pour ses exploits devant les côtes de la Norvège, lié personnellement à la Communauté des chrétiens, avait bien connu Heydrich du temps de leurs études communes. Dans un entretien Heydrich le mit en garde d’avoir des contacts avec ces «cercles». Erdmenger rapportait les paroles suivantes de Heydrich : «Nous allons éliminer le christianisme. Après la guerre, le Führer va régler la question religieuse. Les églises chrétiennes vont périr d’elles-mêmes, inutiles de les persécuter. Mais à l’avenir la Communauté des chrétiens pourrait devenir très importante et donner un soutien nouveau au christianisme. Nous nous créons à nous-mêmes les plus grandes difficultés, si nous ne l’éliminons pas maintenant.»[56]
La presque totalité des prêtres auraient pu être arrêtés, car ils étaient rassemblés à Nürnberg pour une synode, et à Stuttgart où d’autres préparaient cette rencontre. Mais les policiers n’avaient pas reçu d’ordres précis. Ils renvoyèrent les prêtres dans leurs paroisses en leur demandant de se présenter à la Gestapo locale. Finalement, on compte 35 prêtres arrêtés courant juin et condamnés à six semaines de prison. Seul Emil Bock, à la tête du mouvement depuis la mort de Rittelmeyer en 1938, fut retenu en prison pendant huit mois. Une cinquantaine d’autres n’étaient pas sur les listes ou bien étaient appelés au service militaire échappant ainsi à l’arrestation. L’interdiction évoquait comme prétexte que le mouvement représentait un camouflage de l’anthroposophie. En fait, le Service de renseignement avait observé des réunions fréquentes d’anthroposophes dans les locaux de la Communauté des chrétiens.
Fin juin 1941, alors que l’action de la Gestapo avait commencé le 9 juin, la direction de Schwäbisch-Gmünd reçut à son tour l’ordre de fermeture. L’ordre émanait de l’organisation centrale de l’industrie chimique à Berlin. Prétexte avancé : l’inutilité de ces médicaments en temps de guerre. Le docteur Klaus Petersen, un des médecins anthroposophes à Berlin, conseilla à Fritz Götte, responsable commercial de la Weleda, d’aller trouver Hellmut Vermehren. Celui-ci était prêtre de la Communauté des chrétiens, mais à cause de sa formation initiale de chimiste il avait été appelé au service de travail obligatoire dans cette organisation. Vermehren réussit à faire suspendre l’interdiction sous prétexte, que la Weleda était une entreprise étrangère. Cela fit gagner un temps précieux. Une autre intervention fut tentée par le docteur Wilhelm zur Linden : il prit contact avec le Dr. Conti, qu’il avait connu au temps de ses études. Celui-ci se trouvait à la tête de l’organisation national-socialiste professionnelle des médecins. Conti ne semblait pas donner suite. Mais Götte fut reçu par un haut fonctionnaire de l’organisation centrale ministérielle de la santé (Reichsgesundheitsamt) qui était à l’origine de la mesure.Götte lui fit comprendre, que la Weleda développait ses médicaments à la demande des médecins et que ceux-ci étaient à même d’apporter la preuve de leur efficacité. À la question de Götte concernant cette interdiction malgré tout, le fonctionnaire répondit simplement : «Je veux vous le dire, c’est parce que vous êtes des anthroposophes.» Il accepta cependant de réexaminer la situation, à condition que la Weleda apporte la preuve de l’efficacité de ses médicaments avec attestations de médecins à l’appui. Répondant à l’appel, 133 médecins anthroposophes, dont plusieurs des médecins chefs dans des hôpitaux, fournirent des rapports détaillés sur les effets positifs des médications sur leurs patients. Götte remit le dossier volumineux le 27 février 1942. L’ordre de fermeture fut retiré. L’entreprise, cependant, survécu à grand peine, du fait de la difficulté de trouver les matières premières et de se procurer des flacons de verre en ce temps de guerre. Götte apprit un peu plus tard, que Himmler avait envisagé dès 1935 de confisquer la Weleda, et de la confier telle quelle à une direction de SS. Götte comprenait après coup que cette menace avait pesée en permanence sur l’entreprise, sans finalement avoir été réalisée. Mais il n’est pas impossible, que cette intention de Himmler ait été un facteur supplémentaire pour que les usines puissent finalement rester intactes jusqu’à la fin de la guerre.
La Weleda avait développé une pommade protectrice antifroid (Frostschutzcreme) destinée à protéger l’homme contre le gel. Cette fonction de protection a été pervertie en torture d’êtres humains au nom d’une médecine antihumaine nazi. Les faits sont les suivants:
Nous avons déjà mentionné les cultures de plantes médicinales sur des champs aux abords du camp de concentration de Dachau, où des prisonniers devaient travailler sous la direction du bio-dynamiste Franz Lippert après l’action du 9 juin 1941.
Mais à l’intérieur même du camp un baraquement était réservé au médecin Sigmund Rascher. Là, à partir de février 1942, il procédait à différentes séries d’expériences sur les personnes-mêmes des prisonniers. Himmler autorisait les expériences proposées par Rascher. Au mois d’août 1942 celui-ci commença ses recherches concernant le sauvetage de pilotes projetés hors de leur avion de combat atteint par les balles. Ils étaient de ce fait exposés d’une part à une faible pression atmosphérique, d’autre part au froid de l’air ou de l’eau de la mer. Dans ce contexte, Rascher se proposa de tester la pommade antifroid de la Weleda. Il se faisait envoyer par la Weleda plusieurs kilos de celle-ci. Les expériences étaient tenues ultra-secrètes, et les colis étaient livrés à l’adresse personnelle de Rascher à Munich. Rascher exposa les prisonniers nus avec ou sans pommade d’une part à de l’eau glacée et d’autre part dehors à des températures basses, voir en-dessous de O°C. Les expériences extérieures furent menées la nuit. Les prisonniers devaient rester debout jusqu’à s’écrouler d’épuisement.
Sous le régime nazi nombre de médecins s’étaient engagés dans des expériences sur l’être humain.[57] Si l’on mentionne ici Sigmund Rascher, c’est qu’il était un des fils de Hanns Rascher dont il était question au début de ce récit. Les trois enfants Rascher, Sigurd, Sigmund et Sigrid avaient fréquenté l’école Waldorf à Stuttgart au cours des années vingt. Il apparaît que Sigmund n’était intéressé ni par l’anthroposophie, ni par le national-socialisme. Il était arrogant et ambitieux: il adhéra au parti par opportunisme, car c’est par ce dernier qu’il espérait obtenir une bourse d’études. À la faculté de médecine à Munich il préparait une thèse sur les tests de grossesse à l’aide de la méthode de cristallisation sensible d’Ehrenfried Pfeiffer. Il passait même quelque temps aux laboratoires du Goetheanum à Dornach. À Munich, son assistante, Mimi Diehl, était une ancienne amie de Himmler. C’est elle qui soutenait avec succès auprès de Himmler les demandes de Rascher pour une subvention de ces projets d’études et d’expériences. Rascher se mariait avec Mimi Diehl. Ils n’arrivaient pas à concevoir d’enfants malgré l’exigence de Rascher. Courant 1944 on découvrait que les trois enfants que Rascher présentait partout comme les siens, avaient été volés ou achetés ! Indigné Himmler fit interner Mimi Diehl et Sigmund Rascher dans deux camps de concentration différents. En avril 1944 il fit transférer Sigmund Rascher à Dachau, où la SS l’exécuta, trois jours avant la libération du camp, le 27 avril 1945. Une autre version de sa fin dit qu’il a été exécuté par les détenus survivants de ses tortures. Il avait 36 ans.[58]
Il convient de mentionner aussi le nom d’Otto Ohlendorf : il avait montré quelque sympathie pour la combativité d’Elisabeth Klein, et avait participé à la visite de l’école de Dresde en 1937. Dans la phase préparatoire de l’action du 9 juin, il avait proposé de créer un groupe de travail pour savoir s’il fallait ou non inclure les anthroposophes dans l’action. Ses parents et son frère étaient membres de la Société anthroposophique. Lui-même s’était tourné résolument vers le national-socialisme: en 1925, à l’âge de 18 ans, il entrait dans le parti et dans la SS. À partir de là commença une carrière fulgurante, une ascension de grade en grade jusqu’au SS-Gruppenführer en 1944 à l’âge de 37 ans (ce qui correspond à un général dans l’armée). Après l’action du 9 juin il fut envoyé sur le front est chargé du commandement d’une section des forces d’intervention spéciales (Einsatzgruppen). Ces troupes étaient chargées d’arrêter et d’exécuter les partisans et la population juive à l’arrière du front. Il est fort probable que les quelques sympathies qu’il avait montrées envers des anthroposophes lui ont valu cette punition. Cependant, il était d’usage que des fonctionnaires devaient apporter ainsi la preuve de leur fidélité au régime. Ohlendorf fut condamné à Nuremberg et exécuté le 10 avril 1948.[59]
Tout comme les multiples rapports des années précédentes, le volumineux rapport final d’octobre 1941 de cette action du 9 juin 1941, rédigé par la centrale berlinoise de la Gestapo, le Reichssicherheitshauptamt, était sans appel. Comme les précédents, il concluait à l’incompatibilité entre la conception anthroposophique de l’individualité humaine et son évolution, et la conception nazie de l’homme qui, elle, tirait sa valeur de son appartenance à une race, voire à une seule, celle du peuple allemand. Il présenta l’anthroposophie comme une organisation nébuleuse et tentaculaire, dirigée par le centre à Dornach, à l’étranger. Les rédacteurs étaient incapables de penser autre chose que l’image de leur propre organisation pyramidale nazie. Une Société constituée d’initiatives libres, sans liens formels entre les différentes institutions, basée uniquement sur les rencontres et échanges, cela dépassait l’horizon de leur capacité d’entendement.
La guerre devint de plus en plus meurtrière. Le 20 janvier 1942 suivit la conférence de Wannsee à Berlin sous la direction de Heydrich. Le génocide systématique des juifs y fut décidé.
Pour la Société anthroposophique – comme indiqué plus haut - l’origine ethnique, sociale ou religieuse de ses membres n’entre pas en ligne de compte. De fait, depuis ses débuts en 1912, l’origine raciale n’est nulle part inscrite dans les fichiers de membres. Si bien que l’on ignore, aujourd’hui encore, le nombre de ceux qui étaient d’ascendance juive. On en connaît certains, responsables au sein du Comité directeur de la Société anthroposophique en Allemagne ou professeurs dans les collèges des écoles Waldorf. Mais seuls les noms de quelques anthroposophes juifs qui ne réussirent pas à émigrer et furent déportés, nous sont connus : les compositeurs Victor Ullmann ou Aloïs Haba, ou encore l’éducatrice Hannah Lissau, mentionnée plus haut. Les noms de bien d’autres nous sont restés inconnus. Les recherches sur ce sujet sont toujours en cours.
Une conclusion
C’est grâce aux failles qui subsistaient dans le régime que les responsables ont pu œuvrer à la survie des institutions tout en gardant largement leur identité profonde malgré les concessions. D’une part ces failles résultaient des situations de concurrence entre les différents services administratifs, car la structure oligarchique du système faisait que les fonctionnaires se comportaient souvent comme des «potentats», investis d’un pouvoir exclusif. Ce fut par exemple le cas lorsqu’on réussit à faire intervenir Göring contre la décision de la Gestapo. Mais par ailleurs rien n’aurait été possible sans l’aide de fonctionnaires à tous les niveaux qui gardaient une réserve critique face au totalitarisme du régime. C’est avec la complicité de Lothar Eickhoff, de Heinrich Gruber ou encore de Hugo Koch et de bien d’autres, nommés ou pas dans ce récit, que les anthroposophes ont pu pratiquer avec un succès certain une résistance passive. Après l’interdiction de la Société anthroposophique en Allemagne en novembre 1935, le petit groupe d’anthroposophes composés de Klein, Bartsch et Heidenreich, avait négocié avec des fonctionnaires haut placés de la Gestapo à Berlin pour faire admettre des groupes de travail de Science de l’esprit. Dans le cadre de ces négociations fin mars 1936 eut lieu à Berlin une rencontre entre Lothar Eickhoff et Reinhard Heydrich. Le premier regrettait d’avoir signé aussi précipitamment l’accord du ministre de l’Intérieur pour l’interdiction de la Société. Le deuxième avait signé l’ordre d’interdiction au nom de Heinrich Himmler, le chef de la Gestapo. Eickhoff rendit compte à Elisabeth Klein du déroulement de cette rencontre.[60]
Les échanges entre ces deux hommes permettent de comprendre, pourquoi les national-socialistes cherchaient d’une façon aussi obstinée à faire disparaître toute activité anthroposophique, alors que - quantitativement – le mouvement anthroposophique occupait une place relativement marginale dans la vie publique en Allemagne.
Eickhoff avait commencé à comprendre que l’Anthroposophie n’était pas une doctrine, mais la proposition d’un chemin de connaissance de l’être humain et du monde qui n’entamait aucunement le libre arbitre. Elle était source d’un engagement pour l’humain tout court, radicalement à l’inverse de l’idéologie national-socialiste.
De son côté Heydrich n’avait évidemment pas approché les fondements de l’anthroposophie, mais il formula dans cet entretien ce qu’il en avait compris: il disait avoir l’impression que l’anthroposophie emplit l’être humain tout entier. C’est exactement ce que le national-socialisme cherche à faire, emplir l’être humain tout entier avec sa propre idéologie: entrer avec le national-socialisme dans un homme qui vivait avec l’anthroposophie, était impossible. L’anthroposophie rendait immune contre l’idéologie national-socialiste.
On comprend que c’est bien pour cela que l’anthroposophie devait être considérée réellement «nuisible» à l’État national-socialiste : elle prenait la place que celui-ci voulait occuper. Heydrich avait vu aussi juste que Mergenthaler, qui affirmait en février 1934 que jamais les professeurs Waldorf n’accepteraient d’abandonner la pédagogie de Rudolf Steiner au profit des principes d’éducation du national-socialisme. Tous les deux avaient compris qu’il y avait quelque chose d’incorruptible chez «ces» anthroposophes. Essayer de les séduire ou bien détruire leurs institutions n’y changerait rien. Les anthroposophes, eux, ne constituent pas une «masse homogène», loin de là. Mais ce «quelque chose» qui leur est propre et que Heydrich et Mergenthaler ont senti sans pouvoir le nommer semble bien être commun à tous : un engagement moral dans une voie de connaissance, qui permet de découvrir que la dignité humaine réside dans la réalité de sa dimension spirituelle. Les fonctionnaires - connus et inconnus -, qui exerçaient une résistance passive, avaient senti aussi ce «quelque chose» d’incorruptible chez leurs interlocuteurs anthroposophes. C’est cela qui les motivait pour aider «ces anthroposophes» qui luttaient pour la survie de leurs institutions.
Nombreuses avaient été les mises en garde de Steiner contre le racisme et le nationalisme. Citons en exemple celle du 26 octobre 1917 qui caractérise l’idéologie nazie bien avant l’heure: « Un homme qui parle de nos jours de l’idéal de race, des nations et de l’appartenance à une lignée, parle d’impulsions qui mènent l’humanité à son déclin. Du sang des hommes jaillira une mentalité des plus réactionnaires, parce que la croyance prévaudra que cet état d’esprit réactionnaire est le plus grand idéal ».[61]
Comme indiqué plus haut, Steiner avait fait remarquer dès novembre 1923 que ses pieds ne toucheraient plus le sol allemand, si «ces Messieurs» arrivaient au pouvoir. Ce fut le cas 10 ans après, le 30 janvier 1933. De plus il souligna, qu’il en résulterait une Europe centrale dévastée: ceci arrivera 12 ans plus tard, le 8 mai 1945. On peut qualifier ses remarques de prémonitoires, mais sa pensée sur l’impact des menaces sur la dignité humaine n’était-elle pas tout simplement conséquente?
Rudolf Steiner s’éleva de façon déterminée contre le racisme. Il en a parlé à maintes reprises et avec insistance, parce qu’il mettait en garde contre les forces spirituelles antagonistes présentes aujourd’hui. Ces forces agissent dans l’être humain et représentent un défi décisif pour l’avenir de l’homme et de la terre. Steiner en avait parlé à maintes reprises ; par exemple à la conférence du 29 novembre 1919 à Dornach qui résume ce point de vue[62].
Annexes
Annexe 1 : Bibliographie générale
Les ouvrages sont rangés par ordre chronologique de leur parution. Ceux non mentionnés dans le corps du texte sont commentés par l’auteur.
Revue : Die Christengemeinschaft février 1946, non traduit
A. Mitschlerlich, F. Mielke (Hg.) : Medizin ohne Menschlichkeit. Domumente des Nürnberger Ärzteprozesses (Médecine sans humanité. Documents du procès de Nuremberg contre les médecins), Frankfurt/Hamburg 1960, non traduit
Karl Lang : Lebensbegegnungen (rencontres au cours de ma vie), Benefeld 1972, non traduit
René Maikowski : Schicksalswege auf der Suche nach dem lebendigen Geist (Chemins du destin à la recherche de l’esprit vivant), Éditions Die Kommenden, Freiburg i. Br. 1980, non traduit
Anna Samweber: Aus meinem Leben (Souvenirs de ma vie), Basel 1981, non traduit
Alfred Baeumler : Gutachten über die Waldorfschulen (expertise sur les écoles Waldorf), archives de l’Institut für Zeitgeschichte, Munich fonds MA 602, publié dans Achim Leschinsky : Waldorfschule im Nationalsozialismus, dans: Neue Sammlung, cahier 3 Mai/Juni 1983
Gertraut Bessert : Ein Quell wird zum Strom. Anthroposophisches Leben und heilpädagogische Impulse aus der Breslauer Zeit 1924 – 1945 (une source devient fleuve. Vie anthroposophique et impulsions de pédagogie curative à Breslau 1924 – 1945). Mémoires, Éditions CH. Möllemann, Borchen, non datées (années1980) non traduit
Antroposofische Vereniging in Nederland, Ted A. Baarda : Anthoposophie und die Frage der Rassen. Zwischenbericht der Untersuchungskommission, Info 3 Verlag, Francfort 1998. (Anthroposophie et les allégations de racisme. Rapport intermédiaire de la commission néerlandaise sur l’anthroposophie et la question des races », Rapport définitif Francfort 2009 (non traduit)
Uwe Werner :Anthroposophen in der Zeit des Nationalsozialismus (1933-1945), Éditions R. Oldenbourg, Munich 1999
Wenzel Michael Götte : Erfahrungen mit Schulautonomie. Das Beispiel der Freien Waldorfschulen (Les expériences de l’autonomie dans les écoles. L’exemple des écoles Waldorf), thèse de doctorat, Bielefeld 2000, paru sous forme de livre en 2006 (non traduit).
Il s’agit de la première étude universitaire qui analyse le concept d’autonomie dans le domaine éducatif à l’exemple des écoles Steiner Waldorf au temps du régime nazi. Une attention particulière est portée à l’opposition entre les collèges de ces écoles et les services de l’administration scolaire nazi. Pour la première fois, l’étude utilise aussi les sources documentaires des archives de la Fédération des écoles Waldorf. Celles-ci contiennent les documents des discussions internes des collèges face à la pression de l’administration nazi. Götte met en relief la manière dont les collèges de professeurs cherchent à protéger l’espace intérieur en tenant vers l’extérieur un langage s’approchant de celui du régime. Cela se jouait autour de la question de l’avenir de l’Allemagne et du terme de «Deutschtum». Dans les collèges on avait conscience que ces notions étaient récupérées par l’idéologie nazie. Lors de leurs déclarations officielles, les écoles ne précisaient alors pas, que le sens que Steiner et l’anthroposophie donnent à ces termes était culturel et spirituel, et non raciste et politique comme chez les nazis. Götte revient aussi sur le conflit opposant en 1934 un groupe de parents au collège des professeurs qui clarifiait l’autonomie des collèges dans la gestion de leurs écoles respectives. Il constate que les écoles ont pu conserver leur identité pédagogique tant qu’elles n’étaient pas encore fermées.
La thèse contient aussi une étude détaillée des rapports d’inspections de l’administration scolaire, tous conservés aux archives de la Fédération. On assiste à un exemple concret de résistance passive sous ce régime.
Lorenzo Ravagli: Unter Hammer und Hakenkreuz. Der völkischnationalsozialistische Kampf gegen die Anthroposophie (Sous marteau et swastika. Le combat de l’extrême droite-national-socialiste contre l’anthroposophie), Verlag Freies Geistesleben, 2004, non-traduit
Ida Oberman : The Waldorf Movement in Education from European Cradle to American Crucible (le mouvement pédagogique Waldorf du berceau européen au creuset américain), Levigston, Mellon 2008 (non traduit)
Oberman montre le caractère international de la pédagogie de Rudolf Steiner. En ce qui concerne la période nazie, elle souligne la volonté des collèges de défendre l’identité de leurs écoles contre la pression de ce régime. Elle relève l’important soutien que les écoles Waldorf en Amérique reçurent des professeurs Waldorf qui avaient émigré de l’Allemagne nazie. Autre élément important de sa recherche : elle a interviewé des anciens élèves de Stuttgart qui vivaient encore. Les rapports de ces anciens élèves précisent comment les élèves plus âgés avaient conscience de la résistance de leurs professeurs et la soutenaient.
Ralf Sonnenberg (Hg) : Anthroposophie und Judentum. Perspektiven einer Beziehung (Anthroposophie et Judaïsme. Perspectives d’une relation), Édition info 3, Frankfurt 2009
Une analyse importante de la position de Steiner face au judaïsme et des attitudes d’anthroposophes par rapport à cette question au temps du régime nazi.
Karen Priestman : Illusion of coexistence : The Waldorf Schools in the Third Reich 1933-1941 (L’illusion d’une coexistence : les écoles Waldorf dans le Troisième Reich 1933-1941), thèse de doctorat Wilfried Laurier University 2009 (non traduit)
Priestman a utilisé toutes les sources documentaires disponibles, en particulier celles très complètes de la Fédération à Stuttgart. Comme le titre l’indique, elle arrive à la conclusion que – pendant un premier temps au moins – les écoles ont cru pouvoir exister à côté du pouvoir nazi. Elle souligne la différence entre le langage officiel qui s’adapte à la terminologie du régime, et la pratique réelle dans les écoles. Priestman reconnaît l’engagement profond des professeurs dans la pédagogie de Steiner. Elle voit que cet engagement prend ses racines dans l’anthroposophie, tout en constatant que celle-ci ne fait pas l’objet de l’enseignement. Elle considère que l’apparence de coopération des collèges avec l’État, s’avère finalement avoir été un chemin d’autodéfense. Une vraie coopération n’a pas eu lieu, puisque cela aurait impliqué d’abandonner la pédagogie Waldorf au profit des idéaux éducatifs nazis. Elle estime que la démission des quatre collègues juifs en février 1934 était prématurée et trop hâtive. Mais elle voit aussi qu’il ne s’agissait pas d’un acte fait pour plaire au régime, puisque dans ce cas il aurait dû être suivie par une pression pour que les élèves juifs quittent aussi l’école, ce qui ne fut pas le cas. En conclusion: pour Priestman les collèges avaient – plus que d’autres groupements - l’intelligence et la force morale pour décider de fermer leurs écoles tout de suite, ce qui aurait été la forme la plus forte d’une résistance au régime nazi. Mais l’idée de pouvoir continuer à exister sous ce régime, tout comme la conviction que la qualité de cette pédagogie devrait à la longue être reconnue, cela rendait les collèges quelque peu aveugles sur la vraie nature éliminatoire du national-socialisme.
Uwe Werner: Rudolf Steiner zu Individualität und Rasse. Sein Engagement gegen Rassismus und Nationalismus, Verlag am Goetheanum, Dornach 2011. Traduction française : Individualité et race chez Rudolf Steiner. Son engagement contre le racisme et le nationalisme, Éditions Triades 2012
Peter Staudenmaier : Between Occultisme and Nazisme. Anthroposophy and the Politics of Race in the Fascist Era. Brill Academic Publishers, London 2014 Voir commentaires en annexe 3
Christopher Clark : Les somnambules. Été 1914, comment l’Europe a marché vers la guerre, Flammarion, Paris 2015
Robert Rose : Transforming criticisme of Anthroposophy and Waldorf education (Transformer la critique de l’anthroposophie et de l’Éducation Waldorf), e-book 213, traduit en allemand sous le titre Evolution, Rasse und die Suche nach einer globalen Ethik. Eine Antwort auf die Kritiker der Anthroposophie und Waldorfpädagogik (Évolution, race et la recherche d’une éthique globale. Une réponse aux critiques de l’anthroposophie et de la pédagogie Waldorf), Édition Berliner Wissenschaftsverlag 2016, (non traduit en français)
Françoise Bihin - Antoine Dodrimont : Vers L’Esprit. Les relations entre la Communauté des chrétiens et la Société anthroposophique, Éditions Novalis, 2020
Peter Selg : Rudolf Steiner, die Anthroposophie und der Rassismusvorwurf. Gesellschaft und Medizin im totalitären Zeitalter, Verlag des Ita Wegman Instituts, Arlesheim 2020. Traduction française: Rudolf Steiner, l’anthroposophie et les allégations de racisme. Société et médecine dans une époque totalitaire, est publiée en français, Triades 2021
Uwe Werner : Un siècle d’Anthroposophie en France, 1ère partie : 1900-1945, Éditions Triades, Laboissière en Thelle, 2021
Annexe 2 : Ouvrages de Rudolf Steiner référencés
(Liste à compléter avec les éditions françaises)
GA 4 Die Philosophie der Freiheit (1894), La Philosophie de la liberté, Novalis 1912
GA 9 Théosophie (1904)
GA 10 l’Initiation (1904)
GA 13 Science de l’occulte (1909)
GA 21 Von Seelenrätseln
GA 24 Gedanken während der Zeit des Krieges. Für Deutsche und solche, die nicht glauben, sie hassen zu müssen (Pensée pendant le temps de guerre. Pour les Allemands et pour ceux qui ne croient pas devoir les haïr), dans : Aufsätze über die Dreigliederung des sozialen Organismus und zur Zeitlage 1915 – 1921, Dornach 1961
GA 26 Anthroposophische Leitsätze. Das lebendige Wesen der Anthroposophie und seine Pflege. Der Erkenntnisweg der Anthroposophie. Das Michael-Mysterium. Les lignes directrices de l’Anthroposophie. Le chemin de connaissance de l’Anthroposophie. Le Mystère de Michaël, Éditions Novalis 1998
GA 30 Methodische Grundlagen der Anthroposophie 1984-1901. Bases méthodologiques de l’anthroposophie 1984-1901
GA 38 Briefe Bd. 1 1881 – 1890. Lettres vol.I 1881-1890
GA 177 Die spirituellen Hintergründe der äusseren Welt. Der Sturz der Geister der Finsternis (conférences à Dornach du 29 septembre au 28 octobre 1917). La chute des esprits des ténèbres, Triades pp. 175
GA 192 Geisteswissenschaftliche Behandlung sozialer und pädagogischer Fragen (conférences à Stuttgart du 21 avril au 28 septembre 1919)
GA 194 Die Sendung Michaels. Die Offenbarng der eigentlichen Geheimnisse des Menschenwesens (conférences à Dornach du 21 novembre au 15 décembre 1919). La mission de Michaël. La révélation des secrets de la nature humaine, Éditions Anthroposophiques Romandes, Genève 2007
GA 259 Das Schicksalsjahr 1923 in der Geschichte der Anthroposophischen Gesellschaft. Vom Goetheanumbrand zur Weihnachtstagung (L’année de destin 1923 dans l’histoire de la Société anthroposophique. De l’incendie du Goetheanum au Congrès de Noël), Rudolf Steiner Verlag 1991, GA 259, non traduit
GA 327 Geisteswissenschaftliche Grundlagen zum Gedeihen der Landwirtschaft (Cours aux agriculteurs), Rudolf Steiner Verlag, GA 327, Rudolf Steiner : Cours aux agriculteurs, Éditions Novalis, 2009
Annexe 3 : Les thèses de Peter Staudenmaier. Une critique
Peter Staudenmaier : Between Occultisme and Nazisme. Anthroposophy and the Politics of Race in the Fascist Era. Brill Academic Publishers, London 2014
Le livre est une version révisée de sa thèse de doctorat du même titre, disponible sur internet depuis 2010. La thèse fut précédée en 2007 de l’article Anthroposophy and Ecofascisme, dans : Communalism. International Journal for a rational Society n° 13, décembre 2007.
Le présent commentaire concerne la partie consacrée à la situation en Allemagne.
L’objectif de la thèse : Démontrer la présence de racisme chez Rudolf Steiner et montrer que ses adeptes (his followers) ont repris ces tendances, montrant par là une proximité avec l’idéologie des national-socialistes. Pour cela, l’auteur a mené ses recherches documentaires d’une part dans les archives publiques, de l’autre dans la littérature d’auteurs anthroposophiques d’avant-guerre.
Ses résultats documentaires sont les suivants :
- les nombre des membres de la Société anthroposophique qui ont adhéré à des organisations du Parti nazi : sur les 35 noms connus jusque-là il découvre une dizaine de plus
- une cinquantaine d’écrits (livres et articles de revues) dans lesquels il est question des races humaines
Ces recherches n’avaient pas été faites auparavant de façon systématique et les résultats constituent sans conteste un enrichissement de la connaissance historique pour cette période.
Cependant, les interprétations de ces résultats par l’auteur soulèvent d’importantes questions.
L’auteur taxe d’emblée les ouvrages actuels d’auteurs anthroposophiques concernant cette période de partialité. Invoquant ce prétexte, il ne tient pas compte de leur contenu. Cette exclusion a pour conséquence qu’il ignore le concept de races humaines et de la germanité (Deutschtum) chez Steiner tels que décrits dans les prémisses de la présente étude. Pour Staudenmaier, ces deux termes deviennent sans discussion: raciste et de nationaliste. Les adeptes (followers) de Steiner auraient repris ces notions, ce qui les auraient rapprochées de l’idéologie nazie. Staudenmaier fonde là-dessus sa conviction que ces tendances raciste et nationaliste seraient inhérentes à l’anthroposophie, apparues au grand jour dès que le régime raciste et nationaliste est arrivé au pouvoir.
Selon sa théorie, des membres de la Société anthroposophiques sont entrés ou se sont approchés des organisations nazies, parce qu’ils n’y voyaient pas de contradiction entre les deux conceptions. D’après mes recherches c’était vrai pour un Erhard Bartsch ou un Hanns Rascher par exemple. Pour les autres, les motifs sont loin d’être explicités. Il peut s’agir autant d’opportunisme que de cas forcés. Ce ne sont en tous cas que des choix personnels, en rien identiques aux positions des autres 8000 membres de la Société anthroposophique vivant en Allemagne. L’auteur est convaincu qu’un mouvement se référant à occultisme peut potentiellement prendre des directions différentes. Que les anthroposophes se soient rapprochés des nazis était une de ses directions possibles inhérentes à l’anthroposophie.
La présente étude montre bien l’absurdité de cette thèse. Staudenmaier exclut également les études des non-anthroposophes Oberman et Priestman, qui ne conviennent pas à son idée de la réalité historique. Cela le conduit à ignorer la frontière entre pression politique venant de l’extérieur et préservation de l’authenticitéintérieure des institutions anthroposophiques. Cela lui permet de prendre à la lettre pour «argent comptant» les documents officiels de défense des collèges des écoles, tels que l’on trouve dans les archives publiques. Staudenmaier n’a donc pas daigné consulter ni les archives du mouvement anthroposophique à Dornach et Arlesheim, ni celles de la Fédération des écoles Steiner Waldorf à Stuttgart, ni les fonds des archives de la Communauté des chrétiens à Berlin, toutes riches en documents authentiques concernant la période en question. Tous ces documents l’auraient obligé à réviser ses hypothèses et d’entrer sans idée préconçue dans la complexité de la réalité. En tant qu’historien qui se veut scientifique son exclusion volontaire du nombre important de sources qu’il aurait dû à inclure normalement dans ses analyses, est pour le moins discutable.
Enfin, - à ses yeux, - l’anthroposophie est de toute manière une tradition inventée (invented tradition), c’est à dire uniquement imaginaire. Elle est donc sans réalité et ne peut être prise au sérieux. Bien que toutes les sources lui étaient accessibles, il ne veut aucunement tenir compte de ce qui a été présenté dans les prémisses de la présente étude, c’est à dire l’opposition fondamentale et l’incompatibilité radicale entre les deux conceptions en question.
Quelques exemples de la méthode utilisée par Staudenmaier pour soutenir sa thèse préconçue.
1 - Tronquer un texte fondamental pour en inverser le sens
Pour démontrer que Steiner adhère à un déterminisme biologique de l’être humain, point de départ du racisme, Staudenmaier cite ce passage de la Philosophie de la Liberté (1994) :
«Le membre d’une totalité est déterminé en ce qui concerne ses qualités et ses fonctions par cette totalité. Un peuple est une totalité et tous les êtres humains qui en font partie portent en eux les particularités qui sont conditionnées par la nature de l’ethnie. La façon dont l’individu est constitué et dont il déploie son activité est conditionnée par le caractère de l’ethnie.»[63]63
Staudenmaier arrête ici sa citation qui en fait n’illustre pas la position de Steiner, tout opposée, mais y décrit seulement de manière exemplaire celle en général de quelqu’un qui adhère au déterminisme biologique de l’homme. Pourtant, Steiner continue en précisant sa position, qui sera la même pendant toute sa vie:
«Mais l’homme se libère de ce qui est de l’espèce. L’homme développe en lui-même des caractéristiques et fonctions dont l’origine ne peut être trouvé qu’en lui-même. L’homme utilise les propriétés qui lui sont données naturellement pour leur donner la forme correspondant à son être propre. Nous cherchons en vain dans les lois de l’espèce l’origine des manifestations de cet être propre. Nous avons à faire à un individu qui ne peut être expliqué que par lui-même.»
Staudenmaier ignore délibérément ce paragraphe. Même s’il concède par la suite, que Steiner parle du combat de l’individu (struggle) avec les propriétés héritées, il ne donne de l’importance qu’au paragraphe citée: Pour Steiner, l’homme serait essentiellement déterminé par l’espèce.
2 - Fonder une prétendue proximité entre Steiner et un représentant de la droite allemande
De toute évidence Staudenmaier ne suit pas les termes de race et germanité dans l’acceptation de Steiner. Pour preuve de la proximité entre Steiner et un nationalisme allemand, il mentionne sa relation avec Friedrich Lienhard affirmant que cette personne de la droite populaire allemande serait le témoin le plus important d’une synthèse entre les idéaux anthroposophiques et nationalistes.[64] S’il est vrai que Lienhard adhéra à la Société anthroposophique en 1913, il aurait fallu aussi relever que Steiner refusa catégoriquement son adhésion en 1924 après la refonte de la Société. Le document est disponible à la Goetheanum-Dokumentation que Staudenmaier n’a pas daigné visiter.
3 - Établir des relations de sympathie entre des nazis et l’anthroposophie pour justifier une proximité
Dans ses écrits antérieurs, Staudenmaier a soutenu que Rudolf Hess était un anthroposophe. En 2011 il change légèrement sa position. En visant indistinctement les personnes de Hess, Himmler, Schulte-Strathaus, Leitgen, Eickhoff et Ohlendorf il affirme, que bien entendu ils n’ont pas admis l’anthroposophie dans son ensemble. Mais ils ont estimé que des aspects idéologiques comme aussi pratiques de l’anthroposophie étaient compatibles et complémentaires aux principes national-socialistes :
« Without endowing Steiner’s doctrines as a whole, Nazi leaders considered ideological as well as practical aspects of anthroposophy to be compatible with and complementary to Nationalist-Socialist principles. »[65]
Ceci est une affirmation gratuite : Staudenmaier nie carrément les faits : Le déroulement des faits et les sources documentaires décrits en détail dans la présente étude contredisent ses affirmations. En effet, ni Hess, ni Himmler, Heydrich, Frick ou Ohlendorf que l’on peut qualifier de «Nazi-leaders» ne se sont jamais intéressé à l’anthroposophie autrement qu’en la considérant comme une doctrine dangereuse et à rejeter. Les autres, Eickhoff, Schulze-Strathaus et Leitgen avaient des positions élevées de fonctionnaires, mais que l’on ne peut pas qualifier de «leader». Eickhoff est le seul qui a commencé à s’intéresser à l’anthroposophie, mais ni les uns, ni les autres n’ont jamais exprimé l’opinion que l’anthroposophie, même en partie, puisse jamais être compatible avec le national-socialisme. De même, si certains d’entre eux, comme Hess ou ses secrétaires particuliers, Schulte-Strathaus et Leitgen, ont trouvé à soutenir certains des réalisations comme les écoles Waldorf ou de la biodynamie, c’était toujours à condition de les séparer de l’anthroposophie. C’était également le cas de Heydrich et Himmler, qui cherchaient à récupérer la biodynamie, une fois libérée de ses «têtes» anthroposophiques. En outre, les rapports de Baeumler sur la pédagogie de Steiner et son œuvre aboutissent à cette même incompatibilité.
Tous les rapports du service de renseignement rejettent l’anthroposophie comme incompatible avec les principes nazis. Soulignons qu’il n’est quasiment pas question de race. Staudenmaier ne tient pas compte des rapports de ces services simplement parce que selon son parti pris les nazis considéraient l’anthroposophie comme une idéologie concurrente. Cela n’était pas le cas, car les rapports critiquent uniquement la conception de l’homme, individualité, pacifisme et internationalisme de la Société anthroposophique ouverte à tous et, bien entendu aussi aux juifs. Les conclusions visent seulement une incompatibilité, jamais une concurrence avec l’idéologie nazis.
Par contre, c’est curieusement la thèse même que Staudenmaier soutient: l’anthroposophie une concurrente idéologique du national-socialisme. Rappelons que le sous-titre de l’ouvrage « Anthroposophy and the politics of race in the fascist era » suggère quelque chose qui n’a pas lieu. Les anthroposophes n’avaient rien à faire avec la politique raciale des nazis et les nazis n’avaient rien à faire avec les conceptions de race chez les anthroposophes. Elles n’étaient tout simplement pas objet de discussions. Seuls les deux rapports de Baeumler faisaient remarquer l’incompatibilité des conceptions de races et de peuples avec l’idéologie nazi.
4 - Baser son argumentation sur un prétendu fonds antidémocratique de l’anthroposophie
Staudenmaier refuse de considérer les fondements de l’engagement de Steiner dans le mouvement d’une triple structuration de l’organisme social. Pour lui, il s’agit d’un « arrangement » (threefold arrangement) anti-démocratique, ce qui lui permet de le rapprocher de l’anti-démocratie du totalitarisme nazi. Staudenmaier finit sournoisement par qualifier Steiner de prétendu sauveur de l’Allemagne: Germany’s would be savior.
Il arrive à une conclusion ambiguë pour la période de la République de Weimar. Il admet que les anthroposophes luttaient pour une transformation spirituelle de l’Allemagne, et même se distanciaient d’un nationalisme militant et des organisations racistes. Mais son argument principal est que la lutte en faveur de cette spiritualité signifierait une action antidémocratique. En conséquence, dès qu’un mouvement nationaliste ou raciste antidémocratique arriverait au pouvoir, les anthroposophes s’y seraient potentiellement ralliés :
« Emphasizing spiritual transformation over democratic action, the anthroposophist movement simultaneously alienated militant nationalist and racist organisations while leaving itself open to potential appropriation once such organisations achieved state power ».[66].
Ainsi Staudenmaier base son argumentation sur un prétendu fonds antidémocratique dans l’anthroposophie, qu’il ne justifie à aucun moment dans son ouvrage.
5 - Induire l’importance d’un fait en évitant de le relativiser
L’auteur relève le nom d’un enseignant de l’école à Stuttgart qui a cherché à adhérer au Parti nazi après la fermeture de l’école fin mars 1938. Il laisse planer le doute sur l’importance de ce fait en omettant de le mettre en rapport avec le contexte de l’ensemble du corps professoral des écoles Steiner Waldorf en Allemagne, soit160 enseignants en 1933. Il ne mentionne pas le cas d’une enseignante entrée dans le collège en 1933, qui a dû quitter l’école à la fin de l’année, lorsqu’il s’est avéré qu’elle adhérait au Parti nazi.
6 - Utiliser une méthode de suggestion par omission
Staudenmaier a le mérite d’avoir été le premier à entreprendre des investigations systématiques dans la littérature et dans les revues anthroposophiques des années vingt et trente. Il s’est mis à la recherche d’articles reprenant les questions de races du point de vue de Steiner par rapport aux origines anciennes et à la nature des peuples, avec une référence particulière au «Deutschtum». Mais là aussi il ne fait pas remarquer que ces sujets n’étaient visiblement pas du tout une priorité: une proportion parmi plusieurs centaines d’autres.
Parmi eux il relève les travaux de l’ethnologue Richard Karutz, responsable du musée d’ethnologie (Museum für Völkerkunde) à Lübeck. Dans ses publications Karutz décrit avec empathie et compétence la vie et les coutumes des peuples. Dans ces descriptions on ne trouve pas trace d’une quelconque attitude raciste. Mais en 1930 Karutz publie un article où il s’élève contre le mariage mixte (Mischehe) entre personnes de races ou de peuples différents. Il prétend que dans un tel mariage, c’est la descendance du partenaire venant de la race inférieure qui dominerait dans les enfants issus de ce mariage. Cela favoriserait une régression culturelle. Le caractère raciste de cet article est manifeste et incontestable. C’est un exemple étonnant de la tournure que pouvait prendre un chercheur en relation avec le contexte politique de son temps, qui était par ailleurs membre de la Société anthroposophique.
Staudenmaier avait évidemment raison de relever le fait. Toutefois il prend soin de ne pas mentionner que Karutz fonde son argumentation chez le théoricien de race Hans F. K. Günther et non chez Steiner. Il suggère ainsi que Karutz, anthroposophe, aurait pris ce raisonnement raciste chez Steiner, ce qui n’est pas le cas.
La position de Steiner était pourtant fondamentalement différente de celle de Karutz et clairement documentée dès 1906. Pour Steiner le passage du mariage consanguine (à l’intérieur d’une famille ou d’une tribu) au mariage mixte (entre tribus différentes) dans l’humanité ancienne avait pour conséquence la disparition de l’ancienne clairvoyance, liée à la consanguinité, au profit d’un progrès de l’humanité vers l’apparition de l’intellect et l’entendement liés à la mixité. Staudenmaier cite bien la conférence de Steiner du 25 octobre 1906 en question. Elle a pour titre la phrase du Faust de Goethe « Le sang est un fluide bien particulier » (Blut ist ein ganz besondrer Saft).[67] Il ne relève pourtant pas ce passage qui touche directement la question de races et qui souligne l’importance du mariage mixte. Il s’arrête à une remarque de Steiner sur le métissage entre une civilisation étrangère avec des peuples indigènes ancrés dans leur entourage naturel, selon lui raison pour laquelle des indigènes ont péri au contact avec les colonisateurs. Steiner met donc ici les colonisateurs en garde pour respecter la nature propre des peuples indigènes. La critique de Staudenmaier devient: Steiner ne s’élève pas contre les actions militaires allemandes, qui détruisent au cours de ces mêmes mois les peuples des Hereros et Namas dans le sud-ouest africain, reconnues aujourd’hui comme génocide.[68] Cette critique est compréhensible, car Steiner suivait toujours attentivement les évènements. Il est vrai, que c’est seulement dans les années de guerre de 14-18 et surtout après la guerre qu’il s’engageait politiquement sur la place publique pour commenter et critiquer les évènements. Néanmoins, la remarque qu’il fait dans cette conférence se comprend comme une critique publique des colonisations en cours, car cette conférence était bien publique. Pourtant, par sa remarque, Staudenmaier suggère que Steiner aurait passé sous silence les actions des militaires parce qu’il les aurait approuvées. Du reste, cette conférence de 1906 montre déjà ce qui se confirme plus tard dans le concept de Steiner : que le mélange de races et de peuples est un phénomène inhérent sur le chemin de la liberté individuelle qui dépasse la détermination biologique de l’être humain. C’est dans ce contexte que Steiner se prononce en faveur de l’assimilation des populations juives.
En conclusion
Les évènements relatés dans l’étude qui précède montrent que le sous-titre «Anthroposophie et les politiques raciales à l’époque fasciste» est sans fondement. Staudenmaier construit une «réalité» qui n’a jamais existé. Cependant, ce titre n’est pas choisi au hasard, car il lui permet de suggérer que les anthroposophes auraient eu un rapport avec les politiques de races des nazis, c’est à dire avec la stérilisation, l’euthanasie et le génocide.
Staudenmaier ne cherche pas à savoir si l’anthroposophie a une proximité à l’idéologie nationale-socialiste. Il entend uniquement à la démontrer. Il part d’une conviction idéologique personnelle, d’un a priori qu’il tente ensuite de justifier par des procédés qui ne sont pas des démonstrations, ni des preuves.
Procéder par affirmations plutôt que par démonstrations, manipuler les insinuations et les suggestions, cela constitue sa méthode. De la part d’un historien chercheur, c’est pour le moins discutable.
Juin 2021 Uwe Werner
Postface [de l'éditeur]
Nous avons fait ressortir que la question centrale qui s’est jouée dans ce début de 20e siècle est celle de l’humain, dans sa conception essentielle.
L’anthroposophie comme le nazisme ne se limitaient pas à formuler des idéaux, ils en proposaient une application, ce qui induit facilement la confusion car sur ce point, les «préoccupations» se superposent dangereusement. Il existe une symétrie quasi-systématique, une sorte de parallélisme qui interpelle. L’inversion des «modèles» est parfaite dans sa radicalité. Les principes sont si précisément et systématiquement inversés que les apparences révèlent le grand art d’une perversion.
D’un côté, une anthroposophie qui envisage une vie spirituelle avec pour seul appui l’humain, en tant qu’individualité libre et responsable. En face, le négatif absolu: l’individu assujetti à un système idéologique engendrant la barbarie et qui ne vit que pour lui-même.
Cette superposition perverse des enjeux de civilisation a induit des individus en erreur. Ils se sont fourvoyés, aveuglés par les images caricaturales d’apparence si «parfaites», aussi trompeuses que grossières, que leur faisaient miroiter le régime nazi. Il y a eu inéluctablement des confrontations entre le régime nazi et les anthroposophes. Nous pensons avoir permis au lecteur de saisir de quelle nature pouvaient être ces «rapports».
Le nombre de cas qui se sont fourvoyés n’est certes pas représentatif de l’ensemble, cela n’enlève rien au tragique de leur aveuglement. Le phénomène révèle une réalité qui fait frémir: le combat qui se déroulait à l’échelle des sociétés et des peuples était lui-même l’écho des tensions vécues dans les consciences. Heureusement, bien des individus restaient éveillés vis-à-vis de cette menace, non seulement dans le reste de l’Europe, mais en Allemagne aussi, et pas seulement chez la majorité des anthroposophes.
Considérant les tâtonnements sans cesse en mouvement entre les consciences individuelles et les systèmes, qu’ils soient idéologiques, politiques, sociétaux, il apparaît que nous sommes toujours, en cette première partie du 21e siècle, aux prises avec de tels enjeux. Les issues sont toujours incertaines quant à l’épanouissement d’une vie de l’esprit, sous toutes ses formes mais toujours sous le signe de la liberté.
Alain Tessier
Notes
[1] Tous les détails sur cet incident et sur l’opposition des nationaux-socialistes et des groupes et groupuscules de droite à Rudolf Steiner dans: Lorenzo Ravagli : Unter Hammer und Hakenkreuz. Der völkisch-nationalsozialistische Kampf gegen die Anthroposophie (Sous marteau et swastika. Le combat de l’extrême droite-national-socialiste contre l’anthroposophie), Verlag Freies Geistesleben, 2004, non-traduit
[2] Voir le détail et la discussion de cette position de Steiner dans l’ouvrage de l’auteur Un siècle d’Anthroposophie en France, 1ère partie : 1900-1945, Éditions Triades, Laboissière en Thelle, 2021
[3] Indépendamment de Steiner, cette interprétation est admise aujourd’hui par des historiens renommés comme par exemple Christopher Clark dans son analyse Les somnambules. Été 1914, comment l’Europe a marché vers la guerre, Flammarion, Paris 2015
[4] Toute la documentation relative à l’incendie dans : Rudolf Steiner, Das Schicksalsjahr 1923 in der
Geschichte der Anthroposophischen Gesellschaft. Vom Goetheanumbrand zur Weihnachtstagung (L’année de destin 1923 dans l’histoire de la Société anthroposophique. De l’incendie du Goetheanum au Congrès de Noël), Rudolf Steiner Verlag 1991, GA 259, non traduit
[5] Souvenirs personnels de l’entourage de Steiner : Anna Samweber: Aus meinem Leben (Souvenirs de ma vie), Basel 1981, p. 44, et Karl Lang: Lebensbegegnungen (rencontres au cours de ma vie), Benefeld 1972, p. 67, non traduits
[6] Notons ici que la Société anthroposophique a été fondée une première fois en 1912/13 avec son siège à Berlin. Elle avait dès le début un caractère international en regroupant des membres venant de nombre de pays, y compris de France. Une refonte eut lieu lors du Congrès de Noël du 24 décembre 1923 au 1er janvier 1924 à Dornach en Suisse. Cette refonte fut précédée par la fondation, dans différents pays, de Sociétés anthroposophiques nationales, de sorte qu’à Dornach une fédération de fait des Sociétés nationales contribua à la fondation de la Société anthroposophique générale (Allgemeine Anthroposophische Gesellschaft). Steiner préférait le terme allgemein (générale) à internationale. Cependant, les membres des Sociétés nationales étaient d’abord et en même temps membres de la Société anthroposophique générale.
La Société anthroposophique en Allemagne fut fondée en 1923 avec son siège d’abord à Stuttgart, puis pour des besoins pratiques du Comité en place, provisoirement à Karlsruhe.
En France, la première fondation d’une Société anthroposophique de France eu lieu début juin 1923 à Paris. Elle fut relayée en 1931 par la Société anthroposophique universelle– Section française. Le terme allgemein fut alors traduit par universelle. En février 1977 la Société pris le nom de Société anthroposophique en France
[7] Plus de détails sur ce qui est exposé dans ce chapitre dans Uwe Werner, Individualité et race chez Rudolf Steiner. Son engagement contre le racisme et le nationalisme, Éditions Triades, 2012. On trouvera dans cette publication une critique des auteurs qui cherchent encore aujourd’hui à rapprocher Rudolf Steiner et l’Anthroposophie des idéologies fascistes et racistes.
[8] Ce point de vue se trouve dans tous ses œuvres écrites ; de la Philosophie de la liberté (1894), par l’Initiation (1904), Théosophie (1904) et Science de l’occulte (1909). S’ajoute cette année même 1917 Les énigmes de l’âme (1917)
[9] Rudolf Steiner : La chute des esprits des ténèbres, Triades pp. 175 (GA 177). Une nouvelle édition augmentée de notes détaillées vient de paraître chez Triades.
[10] Il va sans dire qu’il s’agit ici seulement d’une esquisse de la conviction fondamentale de Steiner sur la question de races humaines, conviction contraire à tout racisme. Néanmoins, on a trouvé au cours des années 1990 à quelques endroits de son œuvre des passages où Steiner se contredit ou semble de le faire. En effet une discussion vive s’est engagée sur des remarques que Steiner fait encore dans les années vingt, particulièrement dans ses conférences aux ouvriers qui travaillaient sur le chantier du Goetheanum. Ces remarques peuvent être interprétées dans un sens discriminatoire. La Société anthroposophique au Pays-Bas a formé une commission indépendante pour faire analyser tous les passages qui parlent de races humaines dans l’œuvre de Steiner. Elle a remis son rapport qui reproduit tous ces passages en 1999. Celui-ci a relevé tout au plus une douzaine de remarques qui, tirées de leur contexte, pourraient, selon les critères juridiques actuels, présenter une connotation « raciste » (Ted Baarda : Anthroposophie et les allégations de racisme. Rapport de la commission néerlandaise « l’anthroposophie et la question des races », Francfort 1998 et 2009 (non traduit). Pour se faire un jugement approprié sur cette question qui reste important aujourd’hui pour toute question touchant à la dignité humaine, une étude de ce rapport est recommandée.
[11] Robert Rose : Transforming criticisme of Anthroposophy and Waldorf education (Transformer la critique de l’anthroposophie et de l’éducation Waldorf), e-book 2013, traduit en allemand sous le titre Evolution, Rasse und die Suche nach einer globalen Ethik. Eine Antwort auf die Kritiker der
Anthroposophie und Waldorfpädagogik (Êvolution, race et la recherche d’une éthique globale. Une réponse aux critiques de l’anthroposophie et de la pédagogie Waldorf), Édition Berliner Wissenschaftsverlag 2016, (non traduit en français)
[12] Lettre du 3 octobre 1884, GA 38, p. 110
[13] GA 30, p. 253
[14] Pour 1888, voir GA 30, p. 253, pour 1919 voir conférence du 22 juin 1919 dans GA 192, p. 217
[15] Les prisons débordaient et c’est bien en ce mois de mars 1933 que le premier camp de concentration – officiellement camp de travail et de rééducation (Arbeits- und Erziehungslager) fut construit à Dachau, près de Munich, par Heinrich Himmler, chef de la SS et de la Police Politique de Bavière.
[16]Les autres membres du Comité, tous appelés encore par Rudolf Steiner lors du Congrès de Noël, et responsables aussi de différentes sections de l’École de science de l’esprit, étaient la doctoresse Ita Wegman, responsable de la Section de médecine, le trésorier Guenther Wachsmuth, responsable de la Section de science et de l’agriculture, la mathématicienne Elisabeth Vreede, responsable de la Section des mathématiques et de l’astronomie, puis l’éditrice Marie Steiner von Sivers, responsable de la
Section des arts de la scène et de l’Eurythmie. Elle était la plus ancienne collaboratrice de Rudolf Steiner qu’elle avait accompagné depuis 1901. Leur mariage avait eu lieu en 1914.
[17] Passage publié entre plusieurs autres dans : Uwe Werner : Individualité et race chez Rudolf Steiner. Son engagement contre le racisme et le nationalisme : op. cit. 2012, p. 69
[18] Le comité directeur en Allemagne se composait de Hermann Poppelbaum (Hamburg), Hans Büchenbacher (Stuttgart), Alfred Reebstein (Karsruhe), Alexander Strakosch (Stuttgart), Moritz Bartsch (Breslau) et Ernst Stegemann (Göttingen).
[19] Strakosch était membre du collège de l’école Waldorf à Stuttgart. Il quitta le collège avec trois autres collègues juifs au printemps 1934 (voir le chapitre consacré aux écoles)
[20] Notons que le terme Gestapo devient l’usage seulement vers la fin 1934, lorsque Himmler est installé à Berlin. C’est une abréviation de Geheime Staatspolizei (Police secrète de l’État), nom de la Police Politique dans la Prusse.
[21] Rudolf Steiner : Gedanken während der Zeit des Krieges. Für Deutsche und solche, die nicht glauben, sie hassen zu müssen, dans : Rudolf Steiner : Aufsätze über die Dreigliederung des sozialen
Organismus und zur Zeitlage 1915 – 1921, Dornach 1961, GA 24, p. 269
[22] En annexe de l’ouvrage de l’auteur « Anthroposophen in der Zeit des Nationalsozialismus », op. cit. p. 372 se trouve rapport complet
[23] Traduction de l’auteur
[24] Une collection de ces listes est conservée à la bibliothèque des Archives fédérales à Berlin sous la signature 770/63 RD/18. Les listes concernant le présent récit sont également conservées à la Goetheanum-Dokumentation
[25] On a supposé par erreur le contraire particulièrement en ce qui concerne Hess, à cause de son intérêt pour la biodynamie et – dans une moindre mesure - pour les écoles Waldorf (voir plus bas).
[26] La Communauté des chrétiens, mouvement pour un renouveau religieux, (die Christengemeinschaft, Bewegung für eine religiöse Erneuerung) a été fondée en automne 1922 à Dornach. Un groupe de jeunes théologiens avait demandé des conseils à Rudolf Steiner pour un renouveau religieux correspondant à notre époque. Pour plus de détails voir : Françoise Bihin - Antoine Dodrimont : Vers L’Esprit. Les relations entre la Communauté des chrétiens et la Société anthroposophique, Éditions Novalis, 2020
[27] Le rapport complet se trouve en annexe de l’ouvrage de l’auteur « Anthroposophen in der Zeit des Nationaldsozialismus », op. cit. p. 394
[28] Le SD n’était plus seulement l’organe de surveillance interne du Parti, mais désormais un organe de surveillance de l’État chargé de l’observation de toute vie en Allemagne.
[29] Tous les détails sur la vie anthroposophique en France dans Uwe Werner : Un siècle d’anthroposophie en France, 1ère partie 1900 à 1945, à paraître aux Éditions Triades, 2021
[30] Les autres se trouvaient à Berlin, Dresden, Hanovre, Kassel, Hambourg-Wandsbek, Hambourg-Altona et Breslau.
[31] Ministerium für Wissenschaft, Erziehung und Volksbildung
[32] Inspecteur Fromman : rapport de novembre 1933
[33] La 1ère classe correspond au cours préparatoire en France. En Allemagne on compte les années scolaires de un à douze. L’année scolaire commençait à Pâques et non en septembre comme en France. D’ailleurs, une des particularités que Steiner introduit en 1919, c’est de créer une école qui réunit les douze années dans un même organisme scolaire
[34] Schubert a pu continuer ce travail même pendant la guerre. Ensuite, il fut un des fondateurs d’instituts anthroposophiques pour l’enfance handicapé.
[35] Goetheanum-Dokumentation. Original aux Archives fédérales Berlin BAD Z/B 904
[36] Rappelons qu’initialement Hitler imposait aux cadres du Parti de renouveler le serment de fidélité au «Führer», c’est à dire à sa personne
[37] Lettre de Hans Herzberg à l’auteur du 28 août 1997
[38] Gertraut Bessert : Ein Quell wird zum Strom. Anthroposophisches Leben und heilpädagogische Impulse aus der Breslauer Zeit 1924 – 1945 (une source devient fleuve. Vie anthroposophique et impulsions de pédagogie curative à Breslau 1924 – 1945). Mémoires, Éditions CH. Möllemenn, Borchen, non datées
[39] L’image est celle des cloches que l’on posait sur le plateau de fromages pour empêcher les mouches à entrer et les odeurs à sortir.
[40] Témoignage de Fritz Jacquet du 24 juillet 1948 lors de la procédure contre Alfred Baeumler à Munich. Le tribunal le reconnaissait non coupable d’acte criminel. Ces procédures visaient les activités de la personne sous le régime nazi
[41] Alfred Baeumler : Gutachten über die Waldorfschulen (expertise sur les écoles Waldorf), archives de l’Institut für Zeitgeschichte, Munich fonds MA 602, publié dans Achim Leschinsky : Waldorfschule im Nationalsozialismus, dans : Neue Sammlung, cahier 3Mai/Juni 1983
[42] René Maikowski : Schicksalswege auf der Suche nach dem lebendigen Geist (Chemins du destin à la recherche de l’esprit vivant), Éditions Die Kommenden, Freiburg i. Br. 1980, p. 159/160. Dix ans après, en 1956, on comptait 24 écoles Steiner Waldorf en Allemagne. Nombre d’initiatives de parents attendaient l’ouverture de leur école, alors que manque de professeurs formés, le mouvement fut interrompu pendant quelques années.
[43] Gesetz zur Verhütung erbkranken Nachwuchses » du 14 juillet 1933
[44] Documents de Nuremberg NO – 824 publies dans A. Mitschlerlich, F. Mielke 5Hg.) : Medizin ohne Menschlichkeit. Domumente des Nürnberger Ärzteprozesses (Médecine sans humanité. Documents du procès de Nuremberg contre les médecins), Frankfurt/Hamburg 1960, p. 184
[45] Voir Uwe Werner, Individualité et races chez Rudolf Steiner, op. cit., p. 35
[46] Lettres d’Ita Wegman à Fried Geuter et Michael Wilson du 24 mars 1933 et à Hilma Walter du 28 avril 1933, voir l’ouvrage de l’auteur : Anthroposophen in der Zeit des Nationalsozialismus 1933-1945, op. Cit. p. 161
[47] Voir Peter Selg : Rudolf Steiner, l’anthroposophie et les allégations de racisme. Société et médecine dans une époque totalitaire, Triades 2021, p. 174 et 253. L’auteur relève en détail la problématique, voire les erreurs et informations fausses dans les publications de Peter Staudenmaier
[48] Rudolf Steiner : Geisteswissenschaftliche Grundlagen zum Gedeihen der Landwirtschaft, Rudolf Steiner Verlag, GA 327, conférences tenues du 7 au 16 juin 1924 à Koberwitz près Breslau en Silésie. Rudolf Steiner : Cours aux agriculteurs, Éditions Novalis, 2009
[49] Puisqu’à cet égard la différence entre Bartsch et Steiner est capitale, on pourra consulter entre autres ouvrages : Rudolf Steiner : Les lignes directrices de l’Anthroposophie. Le chemin de connaissance de l’Anthroposophie. Le Mystère de Michaël, Éditions Novalis, 1998. Titre original : Anthroposophische Leitsätze. Das lebendige Wesen der Anthroposophie und seine Pflege. Der Erkenntnisweg der Anthroposophie. Das Michael-Mysterium, Dornach 1954 (GA 26)
[50] Franz Dreidax : Eidesstattliche Erklärung (déclaration sous serment) betr. Alwin Seifert vom 3. Oktober 1946. Dossier de procédure contre Alwin Seifert au Tribunal d’Instance de Munich
[51] Correspondance d’Alwin Seifert avec des représentants de l’agriculture biodynamique 1932 à 1939, archives de la Goetheanum-Dokumentation
[52] Carl Langbehn (1901-1944) avait connu Himmler (les filles des deux familles fréquentaient la même école). Il s’engagea avec succès plusieurs fois pour la libération de personnes arrêtés en intervenant auprès de Himmler. Lorsqu’il sut que Bartsch était anthroposophe il réussit aussi à le faire libérer. En même temps, il avait des contacts avec la résistance contre Hitler et de même avec les alliés. Peu de choses sont documentées. En 1943 il fut arrêté, puis exécuté le 12 octobre 1944
[53] Archives fédérales Berlin BAD Z/B 1 1151 et 1886 et Goetheanum-Dokumentation
[54] Archives fédérales Berlin BAK R 58/1030 et Goetheanum-Dokumentation
[55] J.W. Hauer à SS-Sturmbannführer Hartl du 7 juin 1941, BAD Z/B 1 904 et Goetheanum-Dokumentation
[56] Hans Erdmenger an Chef T Wa I du 10 juin 1941, publié dans la revue Die Christengemeinschaft février 1946, p. 20 et Goetheanum-Dokumentation
[57] Une vue sur l’ensemble a été publiée dès 1960 par A. Mitscherlich, F. Mielke (Hg.) : Medizin ohne Menschlichkeit. Domumente des Nürnberger Ärzteprozesses (Médecine sans humanité. Documents des procès de Nuremberg contre les médecins), Frankfurt/Hamburg 1960
[58] Une esquisse biographique de Sigmund Rascher par l’auteur avec les sources documentaires détaillées se trouve aux archives de la Goetheanum-Dokumentation (annexe du manuscrit qui servit à la publication en 1999). Mentionnons que son frère Sigurd a fondé plus tard aux États-Unis le Quatuor Rascher composé de saxophonistes de renommée mondiale. Sa sœur Sigrid devint éducatrice dans les Instituts de pédagogie curative.
[59] Ibidem l’esquisse biographique d’Otto Ohlendorf
[60] Le rapport fut communiqué par Alfred Heidenreich à Friedrich Rittelmeyer dans une lettre du 1er avril 1936. Voir Goetheanum-Dokumentation fonds E. 15. 002
[61] Voir Uwe Werner : Individualité et race chez Rudolf Steiner, op. Cit. p. 34/35
[62] Cette conférence du 29 novembre 1919 paru pour la première fois en 1934. On trouve la traduction en français dans Rudolf Steiner : La mission de Michaël. La révélation des secrets de la nature humaine, Éditions Anthroposophiques Romandes, Genève 2007.
[63] Voir aussi pour ce qui suit : Rudolf Steiner : La Philosophie de la Liberté, Novalis 2012, p. 23. L’interprétation de Staudenmaier 2010, p.59,
[64] Staudenmaier : thèse 2010, p. 145
[65] Staudenmaier, p. 105
[66] Staudenmaier p. 100
[67] GA 55, p. 61. Dans cette conférence Steiner aborde encore beaucoup d’autres aspects liés au sang humain. Elle a été maintes fois publiée à part.
[68] 68 GA 55, p. 63, Staudenmaier p. 55
Notes de la rédaction (de Soi-esprit.info)
[i] NDLR : L’éditeur ici est la Société anthroposophique en France (SAF). À ne pas confondre avec la rédaction de soi-esprit.info (= NDRL ci-contre et ci-dessous) qui publie le contenu de l’ouvrage d’Uwe Werner édité par la SAF, sur le présent site sous un format dit « html », facilitant la navigation sur le web.
[ii] NDLR : lire à ce sujet l’ouvrage passionnant et bouleversant d’Irène Diet portant le titre Jules et Alice Sauerwein et l'anthroposophique en France. On y prendra connaissance pas seulement de l'anthroposophie en France, mais aussi des tensions, conflits et événements tragiques qui secouèrent le comité de la Société anthroposophique à Dornach, bien des années avant 1930. Irène Diet a mis ce livre gratuitement à la disposition du public. On peut le télécharger au format PDF via Soi-esprit.info en cliquant ci-dessous:
[iii] NDLR : Et ce cauchemar n’est toujours pas fini. Sous une forme différente, les transhumanistes ont bel et bien l’intention d’édifier un corps plus «parfait» pour l’être humain, sur base de leurs conceptions aussi délirantes que stupides. Des moyens considérables sont aujourd’hui affectés par des entreprises privées, pour «progresser» dans le sens de cette conception.
[iv] NDLR : Dans le texte originel se trouve ici une erreur. Nous présumons qu’il faudrait l’écrire comme suit : «Parmi les membres de l’Association pour la biodynamie se trouvait le paysagiste connu: Alwin Seifert»
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