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 « Le problème le plus important de toute la pensée humaine : Saisir l'être humain en tant qu'individualité libre, fondée en elle-même »
Vérité et Science, Rudolf Steiner

   

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    Goethe
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NDLR : Même si l'article de Michel Laloux ci-dessous converge tout d'abord sur de nombreux points avec celui d'Eva Lohmans « Pourquoi nous avons besoin de nouvelles structures sociales - quelques réflexions de base "Missions, objectifs et structures sociales contemporaines d'une Société Anthroposophique" », publié lui aussi récemment sur Soi-esprit.info, sur certaines questions essentielles, il en prend en quelque sorte aussi le contre-pied. L'article d'Eva Lohmans met en effet l'accent sur la nécessité de renouveler (constamment) les formes de la Société anthroposophique (à partir du vivant, des réalités, des faits), entre autres les formes de la Société qui n'avaient de raison d'être, selon elle, qu'avec Rudolf Steiner. Or, la création de nouvelles formes qu'elle propose actuellement (notamment la création d'un organe des membres, intermédiaire entre les membres et le comité directeur), même si elles sont provisoires, paraissent précisément à Michel Laloux être une solution inadéquate, car elle masque les problèmes de compétence. Elles ont par ailleurs un caractère "bureaucratique-juridique-formaliste-romain" [c'est nous qui utilisons cette expression] bien différent des "formes" ou plutôt de "l'esprit d'initiative libre" que Rudolf Steiner voulait voir s'épanouir en tant que vie spirituelle à tous niveaux et dont il avait communiqué une Imagination dans les statuts du Congrès de 1923. Si cet esprit est bien compris et mis en oeuvre, il mène de facto à une société vivante. Selon Michel Laloux, pas besoin alors de nouveaux organes intermédiaires entre membres et Comité de la Société, d'autant plus que tout groupe créé à partir d'initiatives libres, devrait s'autoriser, dans l'esprit du Congrès de Noël, à participer directement et pleinement aux délibérations du Comité [Michel n'utilise pas lui-même l'expression "Comité directeur", souvent traduite ainsi en langue française mais bien mal nommée, dans la mesure où précisément le Comité ne dirige en rien les initiatives des membres et encore moins les membres eux-mêmes...]. Il est ainsi conduit à penser, qu'avant de modifier la forme archétypale d'organisation de la Société du Congrès de Noël 1923 proposée par Rudolf Steiner, quand bien même ce dernier est décédé ce qui en effet constitue un changement majeur, il faudrait [ne serait-ce qu'au moins "une fois"], enfin comprendre son intention et expérimenter cette forme archétypale.
Il nous semble vraiment important que les lecteurs anthroposophes s'exercent à penser de manière approfondie, entre autres, ces différents concepts et points de vue, parfois divergents, alors que se pose de manière toujours plus aigue la question du "travailler ensemble", non seulement au sein de la Société anthroposophique, mais aussi dans le monde, dans les organisations, communautés, groupes et institutions non anthroposophiques. Pour ceux et celles qui veulent y consacrer des forces de connaissance et de compréhension, l'étude du livre "La Fondation de la Société Anthroposophique Universelle" dans lequel Rudolf Steiner exprime ses intentions fondamentales (GA260) s'avère incontournable.

 

Beaucoup de questions se posent quant au fonctionnement de la Société Anthroposophique Universelle. On ne peut ignorer la perte de confiance qu’éprouvent un nombre significatif de membres concernant la direction de la Société, ces dernières années. Certaines décisions et orientations fondamentales ont même conduit des membres très engagés à quitter la Société. D’autres s’efforcent de transformer les choses de l’intérieur, en faisant des propositions constructives. À force de travail et de persévérance, un dialogue a pu s’amorcer entre ces membres et la direction de la Société. Ces efforts ont conduit à la constitution d’un Forum des Membres d’où émanent différentes propositions, en particulier la création d’un « organe de responsabilité des membres ».

Tout ceci est encourageant et laisse entrevoir une évolution possible de la situation. Un vent nouveau est peut-être en train de se lever sur la Société.

Je tiens à préciser que ce qui vient d’être dit n’est pas une critique envers les personnes qui ont dirigé la Société depuis le départ de Rudolf Steiner. Car la tâche à accomplir est d’une difficulté telle que l’on peut se demander si elle est du domaine du possible. Il en va de même pour l’actuel comité et ceux qui leur succèderont. On peut même dire qu’avec la complexification des affaires du monde, le défi devient réellement sur-humain. Ce qui veut dire qu’il exige de pouvoir faire intervenir des qualités que possèdent les êtres spirituels qui sont à un stade de développement au-dessus de l’homme.

En fait, Rudolf Steiner a placé le Comité dans une situation où, pour accomplir sa tâche, il doit trouver le lien avec le monde de l’esprit. C’est à cette condition qu’il sera possible d’apporter de l’ésotérisme dans la vie publique. Or une confusion peut très facilement s’établir entre l’ésotérisation de l’exotérique et l’exotérisation de l’ésotérisme. Si l’on reste au niveau des apparences, on peut passer de l’un à l’autre et prendre l’un pour l’autre sans s’en rendre compte. Il me semble qu’une grande part des difficultés rencontrées ces dernières années vient de cette confusion. Si c’était effectivement le cas, nous ne serions pas face à un problème de structure de la Société. Il s’agirait plutôt d’une question de compétences ou, si l’on veut, de capacités dans certains domaines.

Nous devrions être très attentifs à la tendance qui consiste à espérer régler les problèmes de compétences par la création d’organes. En général, on ne résout rien par de telles substitutions. Au contraire, on masque le véritable problème, tout en augmentant la lourdeur des tâches administratives et le temps qui y est consacré.

Cette constatation nous amène à regarder une thématique centrale de la Société et également du Mouvement anthroposophique : celle de la perception des compétences et de leur accompagnement. Si nous voulons faire face aux exigences croissantes de notre époque, je ne crois pas que nous pourrons continuer à ne pas avoir d’approche systémique de cette question. En réalité, elle devrait être considérée comme incontournable.

Une façon d’évacuer cette problématique consiste à considérer qu’une seule personne, Rudolf Steiner, avait les compétences pour conduire la Société selon la forme qu’il a proposée à Noël 1923. Certains membres considèrent qu’étant le seul à avoir un accès quasi illimité au monde de l’esprit, alors il n’y avait que lui qui était en mesure de faire en sorte que la forme de Noël 1923 puisse vivre. Selon eux, après la mort de Rudolf Steiner, cette forme devait se transformer. Certains appuient cette conclusion en citant la phrase de Rudolf Steiner : « (…) car naturellement, la Société Anthroposophique doit être quelque chose de tout à fait différent lorsqu’elle est dirigée par moi que lorsqu’elle est dirigée par quelqu’un d’autre[1]. ».

Toute la question est de savoir en quoi consiste ce « quelque chose de tout à fait différent ». Rudolf Steiner voulait-il parler de la forme archétypale qu’il a proposée dans les statuts ? Ou évoquait-il la façon dont la vie circulait dans la Société ?

Pour répondre à cette question, il faudrait en aborder une autre : À notre époque, peut-il exister une autre forme que celle du Congrès de Noël 1923 ? pour le dire autrement : une autre forme ne nous conduirait-elle pas à paralyser l’initiative individuelle, à ne pas construire sur les personnes et à générer une bureaucratie administrative ? Car ce sont bien les trois dangers que Rudolf Steiner voulait éviter en proposant ces nouveaux statuts. Cela ressort clairement de la lecture des propos qu’il a tenus lors de la présentation de ces statuts.

Dans nos considérations, nous sommes arrivés au point où nous devons aborder cette forme dont nous avons dit qu’elle était archétypale. Mais auparavant, il nous faut éclaircir la question évoquée plus haut, celle de l’absence d’un initié à la direction de la Société.

Pour le faire, une clarification de base est nécessaire. Nous savons que nous sommes à l’époque de l’âme de conscience. Or Rudolf Steiner caractérise cette âme par deux notions : le Vrai et le Bien[2]. Accéder au monde de l’esprit est différent pour chacun de ces domaines. Pour ce qui concerne le Vrai, Rudolf Steiner décrit trois étapes : Imagination, Inspiration, Intuition. Il s’agit d’un long chemin que Rudolf Steiner décrit sous plusieurs angles dans différents ouvrages et qui nécessite la pratique d’exercices spécifiques. Ce chemin est celui qui permet de parvenir à une initiation.

Le chemin vers le Bien a un aspect d’immédiateté que n’offre pas celui vers le Vrai. Il y a de bonnes raisons à cela. La première partie du livre fondamental Philosophie de la liberté décrit ce dont la conscience pensante a besoin pour aller vers le Vrai et le Bien. Dans la deuxième partie, plus particulièrement aux chapitres 9 et 12, Rudolf Steiner montre comment chaque être humain a la possibilité d’agir dans le sens du Bien par l’Intuition Morale. Rappelons que Rudolf Steiner désigne, par le mot intuition, la façon dont l’esprit se révèle à l’âme ou au Je qui brille en elle. Il dit alors que « La pensée la plus simple contient déjà de l’intuition[3] ». Dans le domaine moral, nous pouvons saisir l’esprit par intuition lorsque le motif de notre acte est saisi en penser pur.

Pour ce qui concerne le Bien, nous avons donc la possibilité d’être en relation avec le monde de l’esprit, sans avoir parcouru les trois étapes, sans être un « initié ». Or la tâche devant laquelle sont les membres du Comité de la Société relève, pour une bonne part, du domaine du Bien. Ils doivent prendre de nombreuses décisions, c'est-à-dire agir dans le domaine du Bien, dans ce qui relève de l’individualisme éthique.

Il ne faudrait pas voir de façon unilatérale ce qui vient d’être dit. Par exemple l’image de l’Homme que porte un pédagogue ou un médecin pourra élargir son monde de concepts avec lequel il sera en relation au moment de l’action. Il prendra en compte certains aspects que celui qui a une image matérialiste de l’être humain aura tendance à rejeter. Dans ce sens, on peut dire que le travail sur l’image de l’Homme viendra alimenter la faculté de l’Imagination Créatrice Morale et celle de la Technique Morale, lesquelles, conjointement à l’Intuition Morale, constituent le triple aspect de l’acte moral[4].

En tant que responsable de la Société et de l’Université de Sciences de l’Esprit, Rudolf Steiner agissait à la fois en tant qu’instructeur et, avec les autres membres du Comité, en tant que preneur de décisions dans le domaine des affaires terrestres. D’un côté, il nourrissait la vie spirituelle de la Société par tout ce qu’il puisait dans le monde de l’esprit grâce aux facultés qu’il avait développées dans ce qui est accessible à l’Imagination, à l’Inspiration et à l’Intuition. De l’autre, il s’occupait des aspects terrestres de la Société en ayant recours à l’Intuition Morale. Il est d’ailleurs symptomatique que sa décision d’assumer la présidence de la Société ait été prise par lui dans un contexte caractéristique de la situation qu’il décrit dans la Philosophie de la liberté. Le monde de l’esprit s’était tu, il était seul et devait saisir en penser pur le motif de sa décision. Il était ainsi en accord avec ce qu’il voulait instaurer comme leitmotiv de la vie au centre et à la périphérie de cette Société qu’il allait refonder.

Si l’on regarde bien la situation dans laquelle se trouve le Comité fondé à Noël 1923, celle-ci est analogue à celle dans laquelle se trouvait Rudolf Steiner au moment de prendre sa décision. Autrement dit, Rudolf Steiner a placé le Comité et chacune des personnes qui le composent dans la situation où ils doivent trouver une Intuition Morale pour décider et agir en conséquence. D’emblée, le Comité et ses membres sont placés dans le contexte où ils ont le devoir d’agir en tant qu’êtres libres, au sens de Philosophie de la liberté. C’est un renversement de la démocratie d’une portée inouïe.

Le Comité ne se conçoit pas comme étant élu par une assemblée générale. Il n’est pas mandaté. Il s’est constitué de façon libre et a proposé à ceux qui le voulaient de travailler avec lui à l’édification de la Société, dans une relation également libre. Car en écho à cette fondation libre du Comité, Rudolf Steiner propose une organisation équivalente, au niveau des membres, basée également sur la libre initiative. Cette disposition est présentée à l’article 11, alinéa 1, des statuts : « Les membres peuvent se constituer en groupes, plus ou moins grands, dans n'importe quel domaine, local ou thématique[5]. ».

Il est à remarquer qu’à cet endroit, Rudolf Steiner n’emploie pas le mot Branche. Il ne parle pas non plus des Sociétés Nationales, comme il prend la peine de le préciser juste après la lecture de ce paragraphe des statuts. Et il ajoute : « La Société n’est ni internationale, ni nationale, elle s’adresse à l’humanité dans son ensemble. Tout le reste est groupe à ses yeux[6] (souligné par ML) ».

Il faudrait prendre le temps de méditer cette première phrase de l’Article 11 des statuts et de la mettre en rapport avec tout ce que Rudolf Steiner dit avant de passer à l’Article 12. On peut alors saisir de quelle façon Rudolf Steiner s’imaginait cette nouvelle vie au sein de la Société et les rapports vivants qu’il souhaitait entre les membres, constitués ou non en groupes, d’une part, et le Comité siégeant à Dornach, d’autre part.

Le fait de ne pas parler nommément des Branches, mais de les désigner par le terme « Groupes locaux » devrait être considéré dans toute sa dimension. Ceci est renforcé par l’apparition d’un autre type de Groupes, ceux qui sont déterminés par des « thématiques ». Si l’on avait d’emblée saisi les bouleversements qu’impliquait la création de ce deuxième type de Groupes, la nouvelle Société anthroposophique aurait été parcourue d’une dynamique beaucoup plus vivante, depuis un siècle. À côté des Branches, davantage ancrées dans le lieu et la durée, se seraient développés, sur la base d’initiatives individuelles, des Groupes de recherches ou d’activités rassemblant des anthroposophes, éventuellement de différents pays. Ces Groupes ne seraient pas nécessairement éternels. Ils pourraient se dissoudre lorsque leur objet aurait été atteint. Tout ceci devrait être conçu de la façon la plus mobile, à partir des aspirations et initiatives des membres.

On parle souvent du fait que cette nouvelle fondation marquait l’union de la Société et du Mouvement anthroposophique. Mais concrètement, où voit-on cette union, dans les statuts ? Et pourquoi constate-t-on qu’elle ne se réalise pas dans les faits, une grande partie des personnes actives dans les institutions ne voyant pas de sens à devenir membres de la Société, bien qu’elles se reconnaissent elles-mêmes comme anthroposophes ? Car bien entendu, et à titre d’exemple, des professeurs de classe ou de langue qui se réunissent pour travailler sur leur pratique en pédagogie Waldorf devraient, au fond, se considérer comme constituant un groupe, au sens de l’Article 11 des statuts. Il en va de même pour des peintres, des eurythmistes des biodynamistes, des médecins, etc. Bien entendu, les anthroposophes qui se regrouperaient ainsi, par activité ou sujet d’intérêt, ne pourraient voir un sens à se considérer comme un Groupe, selon l’Article 11, et donc devenir membre de la Société, que dans la mesure où ils verraient qu’ils font partie d’un tout vivant et que ce qu’ils travaillent dans leur groupe trouve un écho et un prolongement dans la section de l’Université Libre de Science de l’Esprit à laquelle leur groupe se rattacherait (pédagogie, médecine, agriculture, etc.).

D’une certaine façon, on peut se demander si la réalisation effective du congrès de Noël ne dépend pas du fait que nous passions d’une vue abstraite de l’union de la Société et du Mouvement à une vue concrète qui proviendrait d’une compréhension de l’intention de Rudolf Steiner, lorsqu’il a écrit cet Article 11, intention que l’on peut pressentir dans les commentaires qu’il fait à cet endroit et également lorsqu’il présente les Articles 13 et 14. Il faudrait entrer beaucoup plus dans les détails pour en exposer tous les aspects. Nous déborderions alors du cadre restreint de cet article.

Relevons cependant un point qui va nous aider à répondre à la question posée dans le titre de cet article.

Dans ses commentaires sur les articles des statuts, Rudolf Steiner dit ceci : « (…) ce qui n’empêchera pas les différents Groupes de choisir, en toute autonomie, leurs responsables. Et quand ces responsables viendront ici, à Dornach, ils seront associés aux délibérations du Comité directeur. Il faut donc que tout cela soit animé par la vie : non pas, sur le mode bureaucratique, un Comité directeur dispersé de par le monde, mais des responsables issus de chaque Groupe et qui auront, à tout moment, la possibilité de se sentir pleinement membres à part entière du Comité directeur[7](souligné par ML) ». (Mentionnons à nouveau que Rudolf Steiner ne parle pas spécialement des responsables des Sociétés Nationales, lesquelles sont des Groupes parmi les autres Groupes). Cette précision de Rudolf Steiner est très importante, car elle illustre jusqu’à quel point il imaginait l’union de la Société et du Mouvement.

Pour illustrer ce point par un exemple, imaginons un Groupe de médecins et de patients, qui se serait constitué au sens de l’Article 11, pour mener une recherche approfondie sur les implications et les conséquences du projet One Health de l’OMS. Un ou deux responsables de ce Groupe pourraient alors demander à participer aux réunions que le Comité à Dornach consacrerait à ce thème. Ils seraient alors « associés aux délibérations du Comité directeur[8] » selon ce que dit Rudolf Steiner.

Cet exemple devrait nous aider à voir, de façon très mobile, comment toutes les problématiques, qui existent actuellement dans la Société, pourraient être abordées. Il dépend de l’initiative de quelques membres qu’une question, qu’un problème, qu’une insuffisance ou qu’une proposition soit traitée de la façon que nous venons de voir et qui, au fond, existe, en potentiel, dans les statuts de Noël 1923. Il ne dépend que de nous que ce potentiel soit utilisé et développé.

En ce sens, nous pouvons dire que la forme initiée par Rudolf Steiner à Noël 1923 n’a pas encore été réellement expérimentée. Et l’on peut se demander si le projet de faire participer les responsables des Sociétés Nationales aux séances du Comité, se fait dans l’esprit de ce qui vient d’être caractérisé ici ou s’il ne traduit pas un autre état d’esprit, celui que je vais décrire plus loin, et que l’on peut désigner du terme de Cercle Intermédiaire.

La même question peut se poser avec le projet issu du Forum des Membres qui souhaiterait la création d’un Organe de Responsabilité des Membres[9]. Cet organe serait à l’écoute de ce qui vit chez les membres et aurait la tâche de travailler avec le Comité sur les points qui en ressortiraient. Au lieu que des Groupes différenciés se créent, à l’initiative d’un ou plusieurs membres, chaque Groupe pour traiter la question qui le motive et pour laquelle il se sent appelé à la porter et à la faire avancer, au lieu de cela, on voudrait créer un organe formel qui centraliserait les questions. Sous des apparences de participation et de représentativité des membres, ne va-t-on pas ainsi à l’opposé de ce que Rudolf Steiner voulait impulser ? N’est-on pas en train d’introduire une sorte de ²démocratie participative² qui institutionaliserait ce qui devrait être du domaine de l’initiative libre des membres et des Groupes ?

La société n’a pas besoin de nouveaux organes. Ils existent déjà à l’état de germe, en potentiel. Ce qui nous manque, n’est pas à chercher dans l’institutionalisation de cercles intermédiaires. Ce dont nous avons besoin, c’est de faire vivre l’Imagination créée par Rudolf Steiner. Nous devons élever les statuts de 1923 au niveau de l’Imagination intérieure, les percevoir comme une Imagination, au sens que Rudolf Steiner donnait à ce mot. La Société Anthroposophique est une Imagination qui doit vivre, s’incarner, sous peine de tomber dans la bureaucratie.

L’Anthroposophie prend corps dans la Société à deux endroits : au centre et à la périphérie ; au centre si, dans le Comité et l’Université Libre de Science de l’Esprit, vit l’esprit de la liberté d’où nait l’initiative ; à la périphérie si, dans les Groupes et les membres, vit l’esprit de la liberté d’où nait l’initiative. Mais pour que les deux pôles ne soient pas étrangers l’un à l’autre, pour qu’ils se fécondent, il est nécessaire que la périphérie, à certains moments, agisse au centre, comme nous l’avons illustré, et que le centre se vive, en permanence, comme un Groupe, c'est-à-dire un membre de la périphérie au sens de l’Article 11 : « Tout le reste est Groupe ». Seule l’Imagination permet de résoudre cette double contradiction. Ici, l’intellect doit se transformer.

L’image que nous avons de ce double mouvement périphérie-centre prendra une autre dimension si nous l’examinons à l’aide du triple aspect de la liberté : Imagination Créatrice Morale, Technique Morale et Intuition Morale[10]. Pour paraphraser Rudolf Steiner, l’Imagination Créatrice Morale sera d’autant plus cultivée que dans le miroir de l’âme de chaque membre se reflètera la totalité de la Société. L’Intuition Morale, d’où jaillira l’action libre, peut naître si, dans la Société, agit la force individuelle de chaque âme. Chacun aura reconnu une forme de déclinaison du motif central de la vie sociale décrit par Rudolf Steiner et souvent lu dans des réunions de travail.

La question qui se pose alors est la suivante : nous avons un double mouvement : reflet de la Société dans l’âme/action de l’individualité dans la Société. Jusqu’à quel point ce double mouvement est-il réellement vécu ? Jusqu’à quel point reste-t-il un principe théorique ? Cette question devrait vivre en permanence. Elle devrait notamment devenir un moyen de soi-connaissance au niveau de l’organisme, en particulier pour le Comité. Tout comme le développement sain de l’individu a besoin d’une soi-connaissance, une institution et chacun de ses organes devrait apprendre à se connaitre, à se voir de l’extérieur.

Nous touchons là le domaine où ce que Rudolf Steiner appelle la Technique Morale est nécessaire. Comme nous l’avons dit plus haut, un problème peut parfois être résolu par la création d’un nouvel organe, au sein de l’institution. Mais cette création ne résoudra rien, voire compliquera la situation, si l’origine du problème ne se trouve pas dans « l’architecture » de l’institution, mais dans la capacité des personnes à animer cette « architecture ». C’est une question délicate et il faut bien reconnaitre que, dans nos milieux, nous avons une certaine réticence à regarder les choses sous cet angle. Il me semble que nous devrions avoir le courage de nous occuper de la question des compétences, d’une façon beaucoup plus consciente. En fait, nous devrions pouvoir objectiver cette question en développant des méthodes de travail appropriées pour que les différents groupes qui travaillent au centre, notamment le Comité, progressent dans ce que j’ai appelé la soi-connaissance au niveau de l’organisme. Il s’agit bien de progression, étant donné la difficulté de la tâche.

Parmi les membres, à la périphérie, il y en a certainement qui ont des capacités et de l’expérience dans de tels domaines et qui pourraient prendre l’initiative de former des groupes pour aider au centre, là où c’est nécessaire et lorsque c’est utile.

Si l’on considère ce qui a été esquissé, dans cet article, comme une tentative de regarder la refondation de la Société en tant qu’Imagination Créatrice Morale apportée par Rudolf Steiner, à partir d’une Intuition Morale, on pourra aussi se rendre compte que cette Imagination contient aussi des éléments de Technique Morale révolutionnaires et peut-être insuffisamment exploités.

Cet article serait incomplet si nous n’évoquions pas la question de ce que j’ai appelé les Cercles Intermédiaires et que je formulerais ainsi : entre le centre et la périphérie, la Société a-t-elle besoin de tels Cercles ? Au fond, les statuts n’en mentionnent qu’un seul, l’Assemblée Générale des membres (Article 10).

Il est à remarquer que cet Article 10 est rédigé d’une façon conventionnelle, comme il pourrait l’être dans toute autre association de droit suisse. Nous sommes ici dans ce qui met la Société en relation avec l’ordre juridique du pays (tenue des comptes, rapport d’activité, décharge du Comité, motions des membres, etc.). Cela ne veut pas dire que ces points devraient être traités d’une façon qui serait seulement administrative. La conscience voulue dans tout ce qui se passe au sein de la Société doit, bien entendu, être présente dans ces assemblées générales ordinaires et extraordinaires. Mais il faut souligner la différence qu’il y a entre cet Article 10 et tous les autres. Pour ces derniers, on voit à quel point Rudolf Steiner a cherché une formulation très précise. Il le dit lui-même. Et il dit aussi, juste avant de commencer la lecture des statuts, que « Cette Société doit être (…) une Société par l’état d’esprit, non une société par les statuts[11]. ». On peut voir à quel point, dans chaque article, il cherche à s’émanciper du formalisme du droit romain.

Mais pour l’Article 10, il ne prend pas cette peine. Selon l’Article 63 du Code Civil suisse, il aurait pu préciser certaines règles et mode de fonctionnement concernant l’Assemblée Générale. Ne l’ayant pas fait, ce sont tous les articles qui suivent qui s’appliquent, en particulier la règle des décisions prises à la majorité simple[12]. Cette règle peut très bien convenir pour ce qui a trait au juridique, comme par exemple l’approbation des comptes et la décharge du Comité. Mais pour ce qui est de la vie spirituelle de la Société, la prise de décisions à la majorité simple et la notion même de vote ne sauraient entrer en ligne de compte. Rudolf Steiner le précise à trois reprises dans ses commentaires sur l’Article 11, lorsqu’il dit que le Comité directeur « ne se conçoit pas comme un organisme élu (…). Il ne représente donc pas abstraitement des individus (…). Il faut d’emblée souligner nettement ce fait qu’une élection proprement dite est impossible au sein de la Société anthroposophique, mais que seule l’initiative est possible[13]. ».

Si l’on comprend cette différence fondamentale entre les décisions prises à la majorité, dans le domaine juridique, et les décisions qui réclament l’expression des êtres agissant sur la base d’initiatives libres, c'est-à-dire sur la base de leurs facultés, alors on saura situer l’Assemblée Générale à la place qui convient. Et l’on n’en fera pas un organe suprême comme dans les associations habituelles.

Une lecture attentive de tout ce que dit Rudolf Steiner dans la conférence d’ouverture du Congrès de Noël montre à quel point il cherche à s’émanciper du formalisme du droit romain, tout en agissant dans le cadre de ce droit qui était incontournable.

L’Assemblée Générale est le seul Cercle Intermédiaire prévu dans les statuts de Noël 1923 et son rôle est limité. Tout l’accent est mis sur les autres aspects de la vie de la Société et ceci peut se résumer en deux mots : centre et périphérie. L’essentiel est dans les initiatives libres prises à chacun de ces deux pôles et dans la circulation qui s’établit entre eux.

À mon sens, cette notion est un archétype universel pour tout organisme social de notre époque. Lui seul permet de ne pas tomber dans la bureaucratie, dans la lourdeur administrative, consommatrice de temps et de forces. Cet archétype permettra, à terme, de transformer la démocratie en une autre organisation de la vie sociale.

Si nous saisissions l’importance globale de s’exercer à l’incarnation de cet archétype, nous pourrions en conclure qu’il vaudrait la peine de donner sa chance au projet de Rudolf Steiner, de ne pas le modifier avant de l’avoir réellement expérimenté. En tant que membres, ce challenge devrait nous mobiliser et nous donner de l’espoir que l’incarnation du congrès de Noël est encore possible.

Michel Laloux,
Noël 2023

 

Michel Laloux : Économiste et philosophe de l'éducation, Michel Laloux effectue des recherches sur les formes d'organisations légères et évolutives de la société et des institutions qui permettent que l'initiative et la créativité humaine puissent, en permanence les animer et les renouveler. Il est l’auteur de Démocratie Évolutive et de Dépolluer l’économie – Tome 1 : Révolution dans la monnaie. Avec Stéphane Lejoly, il a co-fondé Le Temps des Civiliens (www.civiliens.info) qui propose une autre forme de démocratie et d’économie.

 

Notes

[1]         Rudolf Steiner, GA 260a, Conférence du 12 avril 1924

[2]         Rudolf Steiner, Théosophie, Chap. IV Corps, âme, esprit (N)

[3]         Ibid.

[4]         Moralische Intuition, Moralische Phantasie, Moralische Technik. Rudolf Steiner, Philosophie de la liberté, chap. IX et XII (N)

[5]         Rudolf Steiner, Le Congrès de Noël, GA 260, Conférence d’ouverture du 24 Décembre 1923, 11h15 (EAR)

[6]         Ibid.

[7]         Ibid.

[8]         Ibid.

[9]         Dans : Anthroposophie Aujourd’hui, XI 2023 : Thomas Heck -Forums des membres : proposition de création d’un organe de responsabilité des membres (https://url-r.fr/JeUfE). Version complète (Allemand et Anglais) : http://wtg-99.com/Mitglieder-Organ/ Voir aussi Eva Lohmann-Heck, Pourquoi nous avons besoin de nouvelles structures sociales (https://url-r.fr/fofis). Notons que les deux auteurs de ces documents, sont bien conscients de l’existence des groupes thématiques, puisqu’ils en ont créé un pour porter leur volonté de changement. Ce Groupe s’appelle Initiative für Mit-Verantwortung (Initiative de co-responsabilité) (https://wtg-99.com/ifm-de/). Mais ils proposent de créer, à côté, cet Organe de Responsabilité des Membres sous la forme d’un Cercle Intermédiaire. Cela montre que l’article 11 n’est pas une simple forme extérieure, mais qu’il doit être compris en profondeur.

[10]        Voir note 5

[11]        Voir note 6

[12]        Code Civil Suisse, Art. 67, Al.2

[13]        Voir note 6.

 

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