Extrait d'une conférence donnée le 13 octobre 1917 isue du cycle :
« La chute des Esprits des ténèbres » - GA177 - 8ème conférence
Éditions Triades 1978
Traduction : Henriette Bideau
Des considérations d’hier, vous aurez retenu qu’à l’époque présente, il faut de mieux en mieux comprendre l’opposition entre la pensée abstraite, purement intellectuelle, et la pensée conforme à la réalité, celle qui peut trouver place dans la réalité. Dans le champ de notre pensée, nous aspirons tout naturellement à une certaine absence de contradiction. Mais le monde est plein de contradictions, de sorte que si nous voulons vraiment appréhender la réalité, nous ne pouvons pas la comprendre à l’aide d’un schéma général jeté comme un filet sur les choses. Il faut individualiser, il faut considérer le particulier.
La plus grande insuffisance et aussi la circonstance la plus néfaste de notre temps, c’est que les humains s’épanouissent littéralement dans l’abstraction, et par là s’éloignent de la véritable réalité.
Or, je vous prie de bien considérer la chose, il faut envisager l’application de cette situation à la réalité. Je vais maintenant dire quelque chose d’étrange : je vais appliquer la pensée irréaliste à la réalité. Car bien entendu, cette pensée irréaliste existe aussi dans la réalité. Par son développement au cours des trois ou quatre derniers siècles, par son insertion dans la réalité, dans la vie sociale, elle a engendré une structure irréelle, une structure constamment pleine de contradictions internes.
Vis-à-vis de la nature, on pourrait dire que l’être humain a la tâche facile ; car si erronée que soit sa pensée, la nature n’en tient pas compte. Et s’il veut en face d’elle garder une pensée abstraite et figée, il restera la chèvre qui de ses cornes vient buter contre la réalité. C’est ce que nous constatons dans quantité de conceptions du monde : de leurs petites cornes, elles butent contre la réalité, et se comportent parfois avec le même entêtement que les chèvres.
Mais il en va autrement de la vie en commun, de la vie sociale, de la vie politique. Car là, la pensée humaine, à travers chaque individu, pénètre dans la structure sociale. Là, on ne se heurte pas à une réalité qui résiste, on fait la réalité. Et si cette situation dure quelques siècles, la réalité prend des formes correspondantes, c’est-à-dire contradictoires. La réalité se manifeste par des formations qui sont dépourvues de la force de réalité, et engendrent avec violence des cataclysmes comme l’actuelle catastrophe de la guerre.
Vous avez là le lien entre la vie intérieure humaine à une certaine époque et ce qui se passe sur le plan des événements un peu plus tard. Car toujours ce qui se passe sur le plan physique a d’abord existé en esprit ; en ce qui concerne les hommes aussi, cela a vécu d’abord dans les pensées humaines, et ensuite seulement dans les actes.
Si nous voulons bien observer le présent là où il se montre sous sa forme vraie – et sa forme vraie, c’est l’irréalité, – nous constatons que l’abstraction a pénétré dans la réalité. Les hommes, bien souvent, ne voient de la réalité qu’une abstraction. Ils la voient souvent comme le spectateur qui regarde le prestidigitateur dont nous parlions hier, et qui voit des poids ne pesant presque rien, mais que le prestidigitateur manie comme s’ils pesaient plusieurs kilos[i].
Le signe caractéristique le plus significatif de nombreux concepts à notre époque, c’est leur pauvreté. Aujourd’hui – je l’ai souvent souligné – les humains sont paresseux, ils veulent disposer de notions aussi aisément concevables que possible. C’est ce qui fait qu’elles sont si pauvres. Elles suffisent certes à saisir cette nature en surface, ou cette surface de la nature, que la présente époque, malgré les progrès réalisés, considère exclusivement.
Malgré les conquêtes grandioses qui, dans le domaine des phénomènes naturels, ont été réalisées ces derniers temps, les concepts à l’aide desquels on cherche à comprendre ces phénomènes sont relativement pauvres. Mais la nostalgie de ces concepts pauvres, de ces concepts de contenu médiocre, a gagné toutes les conceptions du monde. On voit apparaître aujourd’hui des philosophes qu’habite formellement le désir d’élaborer des concepts pauvres.
Et ce sont les plus pauvres, ceux dont le contenu est le plus médiocre, qui circulent partout. Dans leur forme, ils sont parfois très imposants, mais leur contenu n’est pas d’un grand poids. Notre philosophie contemporaine est particulièrement riche en concepts tels que « l’éternel », « l’infini », « l’unité », « le significatif » vis-à-vis de « l’insignifiant », « le général », « l’individuel », etc. On manie volontiers de tels concepts, qui sont aussi abstraits que possible.
Ainsi les êtres humains se trouvent-ils occuper une position singulière en face de la réalité. Ils cessent de voir en elle un contenu vivant, perdent aussi la sensation, le sentiment de ce qu’ils ont en eux en face d’elle. Il suffit pour le discerner en tous lieux d’observer l’époque présente.
Voici un phénomène véritablement effrayant : un philosophe contemporain s’est demandé comment on pourrait se former une opinion sur la durée de cette guerre. N’est-ce pas, voilà une question éminemment importante aujourd’hui, mais une question à laquelle il faut répondre par des notions nourries, réelles, pleines de vie ; une question que l’on ne peut pas trancher à l’aide d’abstractions vagues, de « monde » et de « temporel », de « général » et d’« individuel », etc. Philosopher en termes aussi généraux ne permet absolument pas de résoudre des questions aussi concrètes.
Et – comme beaucoup d’autres – le philosophe en question a trouvé ceci : ce n’est pas un malheur que la guerre dure aussi longtemps que possible, si seulement on conclut ensuite une paix durable, comme on dit, si s’instaure le Paradis sur terre. – J’ai déjà employé à ce propos la comparaison suivante : on démolit d’abord toute la vaisselle afin qu’ensuite il n’y ait plus de vaisselle à casser. Voilà comment raisonnent ceux qui disent : il faut poursuivre la guerre jusqu’à ce qu’une paix durable puisse être envisagée.
Notre philosophe a donc appliqué à cette question sa philosophie, qui selon lui se pratique à l’aide des concepts les plus élevés, ce qui signifie à notre époque : les plus abstraits. Et voilà ce qu’il a dit : que valent finalement, en regard de l’éternité où s’établirait une situation satisfaisante pour l’humanité, quelques tonnes de substance organique de plus ou de moins anéanties sur les champs de bataille ! Que sont quelques tonnes de substance organique en regard de la vie éternelle, de l’évolution humaine !
Voilà à quoi aboutit la pensée abstraite lorsqu’elle se consacre à la réalité. Aujourd’hui, il faut rendre l’homme attentif à ce qu’il y a d’effrayant, si l’on veut qu’il le ressente. Et l’on ne peut que s’étonner constamment que les choses se passent en fait sans que l’humanité les perçoive, sans qu’elle y réfléchisse beaucoup, et naturellement, une telle réflexion puise aux efforts faits actuellement pour parvenir à une conception du monde. Or, à quoi ont abouti ces efforts ? Aux conceptions les plus abstraites, et qui ne peuvent s’appliquer qu’à l’inanimé, au minéral, à l’inorganique.
Ces notions valables pour l’inanimé, lorsque le philosophe les applique, non seulement au vivant, mais même à l’esprit et à l’âme, il est tout naturel qu’il aboutisse à de pareils résultats.
Car dans le champ de l’inanimé, l’être humain doit constamment travailler selon ce principe : qu’importent finalement tant et tant de quintaux de substance en face de ce qu’on en fait ? – On ne pourrait évidemment pas construire si l’on devait se soumettre à l’obligation de respecter pour chaque pierre le droit à l’existence ; bien entendu, cela ne serait pas possible.
Mais on n’a pas le droit d’appliquer à la vie humaine ce qui vaut pour l’inorganique, pour l’inanimé. Les concepts que la science a élaborés aujourd’hui ne valent que pour l’inanimé, et constamment on les applique en dehors de leur domaine, sans s’en rendre compte.
De tels jugements qui amènent à cette conclusion qu’on ne doit pas mettre fin à cette guerre avant d’être en vue du résultat mentionné, de tels jugements ne contiennent finalement rien d’autre que ce que le philosophe a exprimé sous une forme brutale, mais qui lui paraît très noble ; les autres ont seulement honte de parler comme le philosophe, dont la brutalité se dissimule derrière de belles paroles.
Il prononce naturellement toutes sortes de paroles très nobles, en jonglant avec les concepts d’éternité et de temporel, de devenir humain éternel, d’existence temporelle éphémère de tant et tant de tonnes de substance organique, mais sans prendre garde au fait qu’en tout être humain l’éternité, l’infini sont vivants, et que chaque être humain vaut à lui seul ce que vaut le monde inorganique tout entier !
Rudolf Steiner
[Texte en gras : SL]
Note de la rédaction
[i] Le jour précédent, Rudolf Steiner faisait référence à un prestidigitateur qui faisait semblant de porter des poids en carton très lourds, qui en réalité étaient faits de carton.
Note de la rédaction À NOTER: bien des conférences de Rudolf Steiner qui ont été retranscrites par des auditeurs (certes bienveillants), comportent des erreurs de transcription et des approximations, surtout au début de la première décennie du XXème siècle. Dans quasi tous les cas, les conférences n'ont pas été relues par Rudolf Steiner. Il s'agit dès lors de redoubler de prudence et d'efforts pour saisir avec sagacité les concepts mentionnés dans celles-ci. Les écrits de Rudolf Steiner sont dès lors des documents plus fiables que les retranscriptions de ses conférences. Toutefois, dans les écrits, des problèmes de traduction peuvent aussi se poser allant dans quelques cas, jusqu'à des inversions de sens ! |
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