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Citation
  • "Nous vivons actuellement à une période de transition au sens le plus fort du terme. Tout ce qui relève d’un type de vie subordonné à une âme collective doit être progressivement abandonné [...] et ce sera le caractère individuel de chaque être humain qui passera de plus en plus au premier plan. [...] On peut dire que, au cours de l’évolution de l’humanité, le concept dans lequel s’exprime le plus cette appartenance des âmes à un même groupe, à savoir le concept de race, perd de plus en plus sa signification. [...] C’est l’essentiel, et voilà pourquoi il est nécessaire que le mouvement qui se dénomme théosophie [...] admette dans ses principes cette élimination de la spécificité raciale et cherche à réunir les hommes de toutes les races, de toutes les nations, dépassant ainsi cette différenciation, ces différences, ces abîmes qui séparent les divers groupes humains."
    GA117, pg 217 (EAR)

    Rudolf Steiner
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(Temps de lecture: 19 - 37 minutes)

Idéalisme objectif et individualité agricole

 

L’agriculture bio-dynamique repose sur une théorie de la connaissance scientifique qui a été assez peu réfléchie jusqu’à aujourd’hui. Le présent article met en évidence que l’attention portée à ces fondements est très importante pour le travail pratique dans ce champ de vie anthroposophique. Il expose la pensée développée dans la seconde conférence du Cours aux agriculteurs, tenu à Koberwitz en 1924, et suit ses origines dans les tous premiers écrits de Rudolf Steiner.

 

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Le Cours aux agriculteurs donné par Rudolf Steiner pose de hautes exigences aux forces cognitives de l’agriculteur. Dans un compte rendu postérieur, Steiner avertit que leur manquer de considération mène très facilement à des erreurs « dans l’action anthroposophique ». D’un côté, il y a le danger que « le spirituel ne s’insère pas dans la vie réelle et demeure une sorte de théorie ou une sorte […] de foi dans les mots ». [1] D’un autre côté, il peut arriver qu’ « on ne réussisse pas à faire comprendre que le spirituel puisse réellement s’appliquer dans la pratique immédiate». Il importe donc que le spirituel soit pénétré par les forces de la volonté afin qu’il prenne place harmonieusement dans la vie pratique. Ainsi, Steiner présente-t-il son intention dans le Cours aux agriculteurs d’exposer d’abord « les conditions requises pour qu’une agriculture soit prospère» et d’en tirer ensuite « les conclusions vraiment pratiques qui doivent déboucher sur une application immédiate et qui n’ont de sens que dans cette application immédiate » [2.1][2] a

Aujourd’hui, ces « conclusions pratiques » sont réalisées mondialement, mais la nécessité de dépasser la « foi dans les mots » demeure d’actualité. En effet, les idées de Rudolf Steiner ne sont pas aisément accessibles, ce qui mène finalement à la question épistémologique : comment faut-il en fait les appréhender?

La méthodologie du Cours doit ainsi d’abord être clarifiée avant d’en discuter le contenu. Seul un terrain sûr permet à l’étudiant d’en suivre pas à pas l’enseignement. Sinon, ce contenu peut rester obscur ou même être saisi complètement de travers.

Dans un petit ouvrage, Herbert Witzenmann évoque ainsi cette question épistémologique:

On ne pourra apprécier le caractère propre de la science holistique sous-jacente à l’agriculture bio-dynamique que par l’étude épistémologique de la science spirituelle sans présupposition et d’orientation anthroposophique.[3]

 « Le fermier moderne » est ainsi amené à former « sa force intuitive contemplative de jugement » au sens de Goethe. Il peut alors développer « une confiance envers les indications présentées par Steiner comme résultat de sa vision spirituelle imprégnée de réalité ».[4] Witzenmann se réfère ainsi à l’épistémologie développée par Steiner sur la base des écrits scientifiques de Goethe. Steiner désigna la vision du monde reposant sur cette épistémologie comme « l’idéalisme objectif ».[5]

Sous diverses perspectives, d’autres auteurs[6] ont également considéré cette approche goethéenne comme sous-jacente au Cours, mais de telles références sont actuellement rares. La présente contribution a l’intention d’en évaluer la pertinence. A cette fin sera étudiée la seconde conférence, dans laquelle est introduit le concept principal du Cours, celui de la ferme agricole comme « individualité close sur elle-même » [2.2]. Il s’agit de décrire comment Steiner introduit ce concept. Ainsi ne se focalisera-t-on pas sur le contenu des idées, mais sur leur suite et leur cohérence.

 

Idéalisme objectif

En 1884, donc 40 ans avant le Cours aux Agriculteurs, Rudolf Steiner publie la première partie des œuvres scientifiques de Goethe comme éditeur. Au cours de ce travail, achevé en 1897, il en expose les fondements épistémologiques qu’il associe à l’idéalisme objectif.

En suivant strictement la méthode scientifique, je trouvai dans l’idéalisme objectif la seule vision du monde satisfaisante. Ma Théorie de la connaissance montre la manière comment un penser b se comprenant lui-même et sans contradiction parvient à cette conception du monde. Je trouvai ensuite que cet idéalisme objectif imprègne, par ses fondements, la conception goethéenne du monde.[7]

Le fondement de cette théorie de la connaissance est que perception sensorielle et concept (idée) sont les deux aspects de la réalité. La première nous est directement donnée; le second nécessite notre propre penser comme activité pour être perçu:

La réalité vient à notre rencontre dès que nous lui faisons face avec des sens ouverts. Elle vient à nous sous une forme que nous ne pouvons considérer comme sa vraie forme; nous ne parvenons à cette dernière que lorsque nous mettons notre penser en mouvement. Connaître signifie : ajouter la perception du penser à la première moitié de la réalité, c’est-à-dire l’expérience sensorielle, de sorte que l’image de cette demi-réalité devienne complète.[8]

 

La signification de l’Idée est déterminée en conséquence:

Dans l’Idée nous reconnaissons le principe des choses, à partir duquel nous devons dériver tout le reste. Ce que les philosophes appellent l’Absolu, l’Être éternel, le fondement de l’univers, ce que les religions appellent Dieu, nous le nommons, sur la base de nos clarifications épistémologiques : l’Idée.[9]

 

Dans cette mesure, l’Idée n’est nullement subjective, mais se porte elle-même :

Lorsque nous arrivons au point où l’entité d’une chose se montre à nous comme une Idée, nous apercevons dans celle-ci quelque chose de complètement clos en soi, quelque chose qui se soutient et se porte soi-même, qui ne nécessite plus aucune explication de l’extérieur, de sorte que nous pouvons en rester là. […] Dans l’Idée nous n’avons pas une image de ce que nous cherchons dans les choses ; nous avons ce qui est recherché lui-même.[10]

 

La connaissance scientifique de la nature organique

Dans le domaine de la nature organique, cette seconde moitié de la réalité est l’idée de l’organisme dont les lois propres doivent être saisies:

Nous devons prendre pour base quelque chose qui ne se laisse pas passivement déterminer par des influences extérieures, mais au contraire se détermine soi-même activement sous leurs influences. Mais quel est ce fondement ? Il ne peut être que ce qui apparaît, dans une chose particulière, comme une forme universelle. Or, les formes particulières sont toujours des organismes. Ce fondement est donc un organisme dans une forme universelle. Il s’agit d’une image universelle de l’organisme qui comprend toutes les formes particulières. Nous voulons, à la suite de Goethe, appeler Type cet organisme universel.[11]

Le Type c est donc « l’animalité dans l’animal, la plante universelle dans les plantes particulières ». [12] Il doit être appréhendé par un penser intuitif (« la force du jugement contemplatif » de Goethe), puisqu’aucune apparition sensorielle ne peut le montrer.

Le Type est donc le « fil rouge » à suivre dans l’investigation du monde organique. Dans le monde sensoriel, il sera saisi à l’issu d’un cheminement scientifique: « Le penser scientifique doit se consacrer à dépasser pas à pas cette forme obscure de la réalité que nous avons caractérisée comme le ‘donné immédiat’, et à l’élever dans la lumineuse clarté de l’Idée. »[13] Ainsi la méthodologie ne se distingue-t-elle pas de la physique. Il s’agit en effet de former également des hypothèses et de les évaluer selon les lois universelles, cette fois-ci du vivant.

Une science de l’organique, si elle veut être scientifique au même titre que la mécanique ou la physique, doit par conséquent montrer le Type dans sa forme la plus universelle, puis dans les diverses formes idéelles particulières. La mécanique consiste aussi à établir les différentes lois naturelles puis les modalités réelles sont admises à titre d’hypothèses. Il ne devrait pas en être autrement dans la science organique. Pour disposer d’une science rationnelle, on devrait considérer, à titre d’hypothèses, des formes déterminées que le Type peut prendre. On devrait ensuite montrer comment ces configurations hypothétiques peuvent être constamment ramenées à une forme particulière qui est donnée à notre observation. De même que dans l’inorganique nous ramenons un phénomène à une loi, nous développons ici une forme spéciale à partir de la forme archétype primordiale.[14]

Le développement de cette forme se base sur la comparaison: « La science inorganique s’appuie sur le système, la science organique sur la comparaison (de chaque forme particulière avec le Type). »[15] Goethe a ainsi suivi cette voie lors de sa découverte de l’os intermaxillaire. Il est parti du Type de l’animal (l’Idée originelle de l’animal [Ur-Tier, N.D.T.]), intuitivement appréhendé. Il en a déduit comme hypothèse la nécessaire présence de l’os intermaxillaire chez l’être humain. Il chercha ensuite cet os dans le monde sensoriel pour confirmer cette hypothèse. Effectivement, il en fit la découverte dans un crâne d’un embryon. Plus que la découverte en elle-même, c’est le chemin suivi qui est d’importance. Selon Steiner : « Un organisme ne peut être appréhendé que dans des concepts intuitifs. Par son acte-même, Goethe a montré qu’il est accordé à l’homme de le connaître ainsi.»[16]

 

L’individualité agricole à la lumière de l’idéalisme objectif

Ces voies de la connaissance sont maintenant suivies dans la deuxième conférence du Cours aux agriculteurs. Au tout début de cette conférence, Steiner présente son concept de base pour l’agriculture [2.1 - 2.3] :

Une ferme remplit véritablement son essence au meilleur sens du mot, lorsqu’elle peut être conçue comme une sorte d’individualité en soi, une individualité qui se suffise vraiment à elle-même. […] Cela signifie qu’on devrait créer la possibilité de disposer au sein du domaine agricole de tout ce qui est nécessaire à la production agricole.

Il en demande lui-même la justification: « [Pourquoi] ne revient-il pas au même de prendre le fumier de vache du voisin ou celui de sa propre ferme? » Pour répondre à cette question, « on doit bien avoir un concept relatif à la nécessaire autonomie », ajoute-t-il. L’élaboration de ce concept est l’objectif de cette conférence.

Que signifie d’abord le concept de « ferme » selon Steiner? Il considère dans un domaine agricole les règnes animal, végétal et inorganique (le monde minéral et l’atmosphère)[17], mais en excluant explicitement l’être humain.[18] Aujourd’hui, une telle totalité des règnes vivants (biocénose) et inorganique (biotope) est habituellement appréhendée comme un « écosystème ». Cependant le concept de ‘système’ dans ‘écosystème’ implique une vision fonctionnelle de relations causales, avant tout en termes de flux de matière et d’énergie. La conception idéaliste est tout autre : l’ensemble constitué par la biocénose et le biotope est saisi comme une unité de vie de niveau supérieure (comme un organisme). Dans la science environnementale au début du 20ème siècle, cette approche fut saisie par le concept d’holocénose, peu connu aujourd’hui, mais qui correspond mieux à l’approche de Steiner.[19] Steiner en effet appréhende ‘l’essence’ d’un holocénose agricole comme une « individualité agricole ». Cette vue correspond à l’approche goethéenne de la plante archétype comme entéléchie. Ainsi la plante archétype de Goethe saisit-elle une partie de la nature (c’est-à-dire toutes les plantes) sur la Terre entière ; l’individualité agricole, dans l’approche de Steiner, saisit toute la nature sur une partie de la Terre (c’est-à-dire la ferme). L’individualité agricole est donc l’entéléchie de l’holocénose d’une ferme.

Pour développer ce concept, Rudolf Steiner commence par une « observation » [de 2.4 jusque 2.8]. Sur le tableau noir, il trace une ligne horizontale pour présenter le sol comme « base de l’agriculture ». Cette ligne ordonne ainsi l’espace. S’ensuit une comparaison avec l’organisation humaine: le sol est associé au « diaphragme », l’espace au-dessus du sol au « ventre », l’espace en-dessous à la « tête ». Steiner justifie cette comparaison par la similitude des fonctions du vivant chez l’être humain et dans la nature [2.6]. « Diaphragme », « ventre » et « tête » ne sont à comprendre ni spatialement ni anatomiquement, mais physiologiquement. Rudolf Steiner aborde ensuite les influences planétaires : les planètes sub-solaires (Lune, Vénus et Mercure) agissent au-dessus de la terre - dans le « ventre » -, les planètes supra-solaires (Saturne, Jupiter et Mars) en-dessous - dans la « tête ».

Steiner construit donc méthodologiquement son nouveau concept de « l’individualité agricole » par l’association de concepts préexistants (« tête », « ventre », « en-dessous de la terre », « au-dessus de la terre » etc.).[20] Le lecteur (ou l’auditeur de l’époque) peut donc former intuitivement ce nouveau concept. La nature de son penser est intuitive, parce qu’aucune perception sensorielle ne coïncide avec ce concept.

 

Du biotope jusqu’au règne animal

Dans la suite de la conférence, Rudolf Steiner développe systématiquement son concept dans chaque domaine de la nature : inorganique, végétal et animal.

En premier lieu, le regard se porte sur le biotope [2.9 à 2.17]. Dans la « tête » (donc en-dessous du sol), les forces des planètes sont perçues par la silice et conduites vers le haut (vers « le ventre ») par l’argile. Ce sont les « forces cosmiques ». En revanche, les « forces qui règnent dans le ventre » (donc au-dessus du sol) sont appelées « terrestres ». Elles sont tirées sous terre par le calcaire. Steiner introduit ainsi conceptuellement le contraste « cosmique-terrestre ». En deuxième lieu, il lie ce concept au monde des sens : Dans le ‘ventre’ terrestre, chaleur et air sont morts, mais vivants dans la ‘tête’ cosmique ; en revanche eau et terre sont vivants dans le ‘ventre’ et morts dans la ‘tête’. Steiner exprime son assurance que des « indications exactes » d’une « science réelle » confirmeront à l’avenir ces vues, posant ainsi les tâches de la recherche scientifique. Enfin, il lie ces idées avec la pratique agricole: « La question se pose alors: comment pouvons-nous réellement utiliser ces connaissances pour le bénéfice de la végétation ? » Steiner indique ainsi comment l’ajout d’argile est nécessaire si les forces cosmiques ne sont pas suffisamment conduites au-dessus du sol, et comment leur rythme annuel doit être considéré pour la culture végétale.

Ensuite, le contraste terrestre-cosmique est décrit pour le monde végétal [2.18 à 2.31]. Cosmique est la formation de la semence, issue d’une « impulsion vers le chaos ». Terrestre est à l’inverse la germination, la semence ayant alors tendance à « proliférer et à croître dans toutes les directions possibles ». En conséquence, l’élément cosmique agit dans ce qui rayonne, « dans le courant […] qui conduit à la formation de la graine » (donc dans la formation de la tige). L’élément terrestre en revanche se déploie uniformément vers la périphérie (déploiement des feuilles et des fleurs dans l’espace).

De nouveau, l’ordonnancement cosmique-terrestre est « très exactement poursuivi » dans le monde des sens : dans les formes des plantes, leur couleur et le goût des fruits. Rudolf Steiner explique comment ces perceptions sensorielles doivent être ordonnées: « Pour saisir l’ensemble de la croissance végétale, l’ABC est qu’on puisse toujours différencier le cosmique et le terrestre dans une plante ». Enfin, ces concepts sont de nouveau liés à la pratique agricole, en l’occurrence la sélection végétale. Au lieu « d’essayer » à l’aveugle on devrait « rationnellement » pénétrer dans les processus végétaux pour développer de nouvelles espèces.

En dernier lieu, l’animal est considéré de même [2.32 à 2.34]: le cosmique se situe dans la région allant du cœur jusqu’à la tête, le terrestre du cœur jusqu’au ventre. Rudolf Steiner invite ses auditeurs à étudier ces forces: « Allez donc un jour au musée examiner le squelette d’un mammifère quelconque. » La couleur de l’animal ainsi que « la structure et la consistance de sa substance » doivent être également étudiées de l’avant vers l’arrière, de la tête vers le ventre.

Avec une vue générale, on suit comment Steiner saisit systématiquement chaque règne suivant sa forme cosmique-terrestre.[21] Cette forme archétype est la « forme universelle »[22] qui à la base de toute la nature. Rudolf Steiner montre comment, dans le monde sensoriel, toutes les formes réelles des plantes et animaux en dérivent. Le biotope avec les quatre éléments (terre-eau-air-chaleur) est pareillement ordonné. Méthodologiquement, on peut ainsi suivre comment Steiner décrit d’abord cette forme archétype dans le monde des idées, puis la suit dans le monde des sens (notamment par la science) et enfin l’introduit dans la vie pratique. Steiner suit ainsi conséquemment le cheminement cognitif de la science goethéenne : « On devrait ensuite montrer comment ces formes hypothétiques peuvent toujours être ramenées à une forme particulière se présentant à notre observation. »[23] Le fermier est donc appelé à imprégner le monde sensoriel avec les concepts du ‘cosmique’ et du ‘terrestre’. C’est ainsi qu’il reconnaîtra l’universel dans la nature, c’est-à-dire l’unité sous-jacente.

 

La « vie commune » des trois règnes

Rudolf Steiner considère ensuite la « vie commune » [Zusammenleben, N.D.T.] des trois règnes [2.32, 2.35 et 2.36]: « De façon caractéristique, la meilleure […] analyse cosmique qualitative s’effectue d’elle-même dans la vie commune entre les plantes et les animaux d’un même lieu. » Rudolf Steiner répond ainsi à sa question initiale.[24] De nouveau il émet le souhait que ce nouveau concept de « vie commune » soit scientifiquement vérifié, suivant donc toujours le chemin de l’idéalisme objectif.

La forme archétype terrestre-cosmique, commune aux trois règnes, permet de saisir la relation entre eux: « à partir de la forme d’un animal une relation peut être établie, par exemple, entre son fumier et les besoins de la terre dont il a mangé les plantes. » Dans la pratique on peut calculer à partir de cette relation le « nombre juste » des divers animaux domestiques nécessaires dans une ferme. La nécessité d’une « science correcte » est de nouveau évoquée.

À présent, la structure de la conférence devient claire. Rudolf Steiner explique tout d’abord l’unité sous-jacente aux trois règnes, puis en déduit la relation qui existe entre eux. La forme universelle devient ainsi un organisme. L’unité devient une totalité vivante, riche de relations. Le concept d’individualité agricole a alors été développé jusqu’au bout : « Vous voyez donc que, si on pénètre l’idée sous-jacente aux formes des choses, on saisit tout ce dont cette individualité agricole, close sur elle-même, a besoin. » C’est ainsi que « l’individualité agricole » est à saisir comme l’entéléchie de l’holocénose d’une ferme au sens de l’idéalisme objectif. « Dans l’Idée nous n’avons pas une image de ce que nous cherchons dans les choses ; nous avons cet élément recherché en lui-même. » Elle n’est donc ni une image (métaphore), ni un être, dont le principe se trouverait en dehors du penser. Cette individualité est l’Idée elle-même et nous pouvons, pas à pas, la saisir dans notre conscience par notre propre penser.

 

Le cheminement cognitif du fermier

Rudolf Steiner dépeint un cheminement scientifique qui mène au développement de cette idée. D’abord, le fermier doit apprendre à saisir la forme universelle dans toutes les perceptions sensorielles des mondes inorganique, végétal et animal. Ensuite, il doit également reconnaître les relations entre les règnes. La ferme comme organisme total devient alors apparente et le fermier édifie ainsi intuitivement la forme de l’individualité de sa ferme. Ce cheminement scientifique est précisément explicité:

Ainsi tout chose doit nécessairement engager à un double travail de penser. Tout d’abord, il faut établir précisément l’idée qui lui correspond. Ensuite, il faut rechercher tous les fils qui mènent de cette idée particulière vers le monde des Idées dans son ensemble. Clarté dans ce qui est isolé et profondeur dans le tout sont les deux exigences les plus importantes de la réalité. Celle-là est affaire de l’entendement, celle-ci affaire de la raison.[25]

En conséquence, Rudolf Steiner souhaite à plusieurs reprises l’avènement d’une « science réelle ». Il salue ainsi la création concomitante au Cours d’un cercle de recherches agronomiques, qui assure la continuité de son enseignement. Les recherches de Lilli Kolisko correspondent tout autant à l’esprit du Cours.[26] Si ses résultats ne satisfont plus aux exigences de la science moderne, sa façon de penser et sa méthodologie restent exemplaires.

 

Signification pour l’activité agricole

Rudolf Steiner encourage le fermier à progresser sur cette voie avec la mise en pratique comme objectif, insistant que son enseignement « n’a de signification que dans cette application immédiate » [2.1]. Que signifie cependant ici « signification » ? Ce cheminement scientifique menant à une connaissance contemplative (‘la force de jugement contemplatif’ de Goethe), Steiner explique comment, conformément aux approches de Spinoza et de Goethe, cette connaissance intuitive consiste à « marcher en compagnie avec la divinité » :

Les lois que notre esprit saisit dans la Nature sont donc Dieu en son entité, ne sont donc pas seulement faites par lui. Ce que nous reconnaissons comme nécessité logique est ainsi parce que l’essence de la divinité, c’est-à-dire l’éternelle conformité des lois, lui est inhérent.[27]

L’activité humaine qui est issue d’une telle connaissance devient alors morale par essence:

Lorsque nous n’avons pas de revendication personnelle, lorsque nous n’agissons que sous une impulsion objective, lorsque nous trouvons seulement dans l’acte même les motifs de notre activité, nous agissons moralement. A ce moment nous agissons par amour. Toute volonté issue de soi-même, tout ce qui est personnel doit alors disparaître.[28]

Plus l’idée de l’organisme agricole vit clairement dans l’esprit du fermier, plus son activité devient objective et portée par l’amour, puisqu’il agit à l’unisson de cette idée. Immanuel Voegele l’a ainsi formulé:

En tant qu’organisateur de sa ferme, le fermier ordonne et régule tant le déroulement fonctionnel des parties individuelles que les relations entre ces parties. Il détermine le champ d’influence des facteurs individuels, tant en ampleur qu’en intensité. Finalement, il naît une entité fondée sur elle-même, en constante interaction avec le cours des saisons mais toujours en harmonie avec elles. La force d’organisation créatrice du fermier devient « l’entéléchie » de la ferme, « la force de se déterminer par elle-même », « la force de s’appeler à l’existence par elle-même ». En tant qu’organisateur de sa ferme, le fermier pourrait être comparé à un musicien qui part d’un motif musical pour composer une symphonie. Ou bien à un architecte qui, à partir de quelques grandes lignes et d’un matériau de construction pré-donné, doit projeter et réaliser une œuvre architecturale au style pur.[29]

Ce « motif musical » est l’idée de la forme archétype terrestre-cosmique, sous-jacente à tout phénomène naturel. L’agriculteur doit, dans la réalité sensorielle, le reconnaître par son penser et ensuite composer à partir de lui. Cette composition — comme totalité — devient ensuite l’individualité agricole qu’il réalise physiquement par son activité. Notons cependant que la voie tracée par Steiner n’est pas d’ordre artistique mais scientifique.

Ainsi peut-on comprendre comment Steiner introduit son concept d’individualité [2.2] : « Une agriculture remplit véritablement son essence au meilleur sens du mot, lorsqu’elle peut être appréhendée comme une sorte d’individualité en soi, une individualité vraiment close sur elle-même. » Cela signifie : lorsque le fermier saisit cette idée, les deux moitiés de la réalité sont réunies à travers lui et l’essence de l’agriculture est alors réellement « au meilleur sens du terme » réalisée.

Il va de soi que cette voie scientifique n’exclut pas d’autres cheminements qui peuvent se fonder sur la méditation. Rudolf Steiner a décrit de tels cheminements dans d’autres œuvres.[30] Ainsi, la troisième conférence du Cours (sur l’activité des substances dans la nature) repose sur un tel accès méditatif. Mais Rudolf Steiner en appelle, dans la deuxième conférence, aux forces cognitives du fermier qui doit former en lui-même le concept d’individualité agricole. C’est ainsi que la « foi dans les mots », mentionnée au début de cet article, peut être surmontée.

  

Article original : Die wissenschaftlichen Grundlagen des Landwirtschaftlichen Kurses. Objektiver Idealismus und landwirtschaftliche Individualität. In: die Drei (6), S. 47–58.

Version légèrement modifiée par l’auteur. Traduction de Daniel Kmiecik et de l’auteur.

 

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Alain Morau, né en 1973, études d’ingénieur en chimie. De 2000 à 2008, il travaille dans l’agriculture, notamment dans l’arboriculture. En 2008-2009, il suit une formation d’agriculture bio-dynamique à l’école du Dottenfelderhof, à Bad Vilbel (Allemagne). De 2011 à 2017, il mène des recherches sur la préparation de bouse de corne et passe actuellement sa thèse à l’université de Kassel à Witzenhausen sur ce projet.

 

[1] Rudolf Steiner: ›Agriculture. Fondements de science spirituels de la méthode Bio-dynamique‹ (GA327), Genève, 2002, p.25.

[2] Par la suite, les extraits du Cours aux Agriculteurs sont ainsi cités : le premier chiffre désigne la conférence et le second le paragraphe. Ainsi « 2.1 » renvoie à la deuxième conférence, premier paragraphe.

a Les traductions publiées ont été revues et peuvent avoir été modifiées. (N.D.T.)

[3] Herbert Witzenmann: ›Über die Erkenntnisgrundlagen der biologisch-dynamischen Wirtschaftsweise‹, Genève 1975, p. 2.

[4] Ibid., p. 15.

[5] Rudolf Steiner: ›Goethe, le Galilée de la science du vivant. Introductions aux écrits scientifiques de Goethe‹ (GA1), Montesson 2002, p.115.

[6] Hans Heinze: ›Mensch und Kosmos‹, Dornach 1983; Immanuel Voegele: ›Die Landwirtschaftliche Erde‹, Darmstadt 1976, pp. 496-506; Nicolaus Remer: ›Rudolf Steiners Landwirtschaftlicher Impuls: Tierhaltung und Bodenfruchtbarkeit. Erster Teil‹, Amelinghausen 1996.

b En allemand ‚das Denken‘ désigne l’activité de penser, et non le résultat. En français, ‘pensée’ a en revanche ce double sens. Pour éviter les contre-sens le substantif ‘le penser’ est utilisé, qui est certes inhabituel mais est la traduction stricte du substantif allemand. (N.D.T.)

[7] GA1, p.115. Dans son autobiographie ›Mon chemin de vie‹ (GA28), Steiner revient sur ce concept: « Schröer était idéaliste; le monde idéel était pour lui la force œuvrant dans la création de la nature et de l’être humain. Pour moi, l’idée était l’ombre d’un monde spirituel rempli de vie. À l’époque, il m’était difficile d’écrire noir sur blanc la différence de manière de penser entre Schröer et moi. Il parlait d’idées comme des puissances agissant dans l’histoire. Il ressentait la vie dans l’existence des idées. Pour moi, la vie de l’esprit était derrière les idées et celles-ci n’en étaient que l’apparition dans l’âme humaine. A l’époque, seul le terme ‘idéalisme objectif’ me paraissait pouvoir désigner ma façon de penser. En lui, je voulais exprimer que la substance essentielle dans l’idée n’est pas qu’elle apparaît chez le sujet humain, mais au contraire qu’elle apparaît au sujet spirituel comme la couleur au système sensoriel, et que l’âme humaine — comme sujet — la perçoit comme l’œil perçoit la couleur d’un être vivant. »

[8] GA1, p. 133. En italique dans l’original.

[9] Ibid., p. 144-145.

[10] Ibid., p. 158.

[11] Steiner: ›Une théorie de la connaissance chez Goethe‹ (GA2), Genève 2000, p.112.

c Également ‘forme archétype’, en allemand Urform (N.D.T.)

[12] Ibid.

[13] GA1, p. 150.

[14] GA2, p. 116.

[15] Ibid., p. 124.

[16] GA1, p. 75.

[17] Rudolf Steiner désigne aussi ce monde inorganique comme « la vie de la terre elle-même » (GA327, p. 39).

[18] « Nous pouvons faire abstraction de l’être humain pour des raisons qui seront exposées ultérieurement » [2.32].

[19] L’entomologiste Karl Friederichs développa le concept d’ ‘holocénose’ en 1927, Arthur Tansley, le concept d’ ‘écosystème’ en 1935. Ces deux concepts se différencient quant à leur approche fondamentale : idéaliste-organiciste pour ‘holocénose’ et déterministe pour ‘écosystème’. A l’époque, l’approche idéaliste fut suivie en Allemagne par d’autres écologistes proéminents (August Thienemann et Richard Woltereck), mais tomba dans l’oubli après la seconde Guerre mondiale. Dans la science actuelle, on discute cependant de nouveau de la formation d’organismes d’ordre supérieur. Le concept d’« organisme élargi » de Turner (2000), se rapproche du concept d’holocénose. Voir Kurt Jax: ›Holocoen and Ecosystem: On the Origin and Historical Consequences of Two oncepts‹, dans: ›Journal of the History of Biology‹ Vol. 31, 1 (1998), pp. 113-142; J. Scott Turner: ›The Extended Organism: The Physiology of Animal-built Structures‹, Cambridge 2000.

[20] Chez Rudolf Steiner cette comparaison est le résultat de sa propre vision spirituelle intuitive. Il a exprimé à maintes reprises sa certitude quant à sa justesse. Une telle certitude n’est cependant pas possible pour un lecteur ne possédant pas cette même vision intuitive.

[21] Herder (en collaboration avec Goethe) a aussi recherché une telle formes fondamentale: « Herder présente la conception suivante de l’Etre universel. On présuppose une forme principale qui se retrouve dans tous les êtres et se réalise selon des manières variées. ‘De la roche au cristal, du cristal aux métaux, de ceux-ci à la création des végétaux, des plantes à l’animal, de celui-ci à l’être humain, nous avons vu le niveau d’organisation s’élever, les forces et instincts des créatures se différencier, et avec elle, et tous s’unir enfin dans la forme de l’être humain, dans la mesure où celui-ci pourrait les contenir’. L’idée est parfaitement claire : une forme idéelle, typique, qui en elle-même n’est pas une réalité dans le monde sensoriel, se réalise dans une quantité infinie d’êtres, séparés spatialement, divers dans leurs qualités propres, jusqu’à l’être humain, qui est tout en haut. » (GA1, p. 45)

[22] GA2, p. 112.

[23] Ibid., p. 116.

[24] C’est-à-dire : « [Pourquoi] ne revient-il pas au même de prendre le fumier de vache du voisin ou celui de sa propre ferme? » (GA327, 2.3)

[25] GA1, p. 152-153.

[26] Voir tout particulièrement ses recherches sur l’influence des saisons et la profondeur de la terre sur les forces de cristallisation dans Lili Kolisko & Eugen Kolisko: ›Die Landwirtschaft der Zukunft‹, Schaffhausen 1953, pp. 55-63.

[27] GA1, p. 194.

[28] Ibid, p. 210.

[29] Immanuel Voegele: ›Die Landwirtschaftliche Betriebsindividualität…‹, p. 501.

[30] Voir à titre d’exemple, Rudolf Steiner : ›Comment acquérir des connaissances sur les mondes supérieurs? ‹ (GA10).

 

 

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