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J'ai évoqué sur le blog de Soi-Esprit Info, dont le responsable a retenu l'article, la figure perse de l'ange pointant une aile claire vers le ciel, une aile sombre vers l'enfer – telle que Henry Corbin la décrit d'après des textes initiatiques. J'ai aussi signalé que cette figure se trouvait chez François de Sales. Cet évêque de Genève du début du XVIIe siècle vivait à Annecy, Genève étant alors protestante. Il y était sous la protection du duc de Genevois-Nemours, prince savoisien siégeant au château d'Annecy, et bien sûr du duc de Savoie, qui siégeait alors à Turin. François de Sales est connu pour avoir rédigé deux livres fondamentaux de dévotion, Introduction à la vie dévote et Traité de l'amour de Dieu. Vaugelas disait que pour les goûter, il fallait être à la fois pieux et docte, ce qui se rencontre rarement ! Plus tard, le roi Charles-Félix de Savoie dira qu'on ne trouve qu'en Savoie des gens à la fois religieux et intelligents : ailleurs, ils n'auraient été que l'un ou l'autre ! Mais Rudolf Steiner pensait que l'avenir appartenait précisément à cette sorte de gens.

Dans ses ouvrages, en tout cas, François de Sales expose, pour la première fois en français, les voies mystiques et initiatiques chrétiennes, s'appuyant sur ce qu'il nommait des imaginations. Il estimait, en effet, que, par celles-ci, l'âme pouvait s'élancer vers la divinité, et qu'elles étaient le point de départ indispensable de la vie dévote. Il ironisait sur les grands esprits qui prétendaient pouvoir s'en passer. Goethe, évoquant les Frères Moraves, rappelait que c'était leur doctrine était aussi fondée sur l'imagination religieuse, et Rudolf Steiner rappela, à son tour, que l'Imagination était le premier seuil de la pénétration des mondes supérieurs. Pour parvenir à la divine Présence, l'Imagination est nécessaire – si le second seuil était, pour Steiner, l'Inspiration, sur laquelle nous reviendrons une autre fois, car l'idée n'en est pas aisée à saisir.

Mieux encore, ce principe de l'Imagination comme premier seuil du chemin de l'âme vers le monde divin se retrouve chez Henry Corbin – qui le théorisa sous le nom de « Monde Imaginal ». La « visualisation » tibétaine est du même ressort. C'est un principe universel, mais que tous ne suivent pas ; beaucoup privilégient, directement, l'Idée, et méprisent l'Image comme ressortissant à la superstition, à l'enfantillage, au paganisme, que sais-je encore ? Les protestants, notamment, ne l'aimaient pas du tout, et Joseph de Maistre félicitait les protestants illuministes de l'école de Louis-Claude de Saint-Martin de suivre à cet égard les injonctions de François de Sales, Fénelon et Mme Guyon, qui enjoignaient à la représentation intérieure des mystères.

De fait, François de Sales n'était pas romantique au point de recommander l'élaboration d'images nouvelles : il voulait plutôt qu'on se familiarise avec celles de la tradition – et en particulier avec celles qui venaient de la Bible. Mais toutes celles qu'il recommandait n'en venaient pas. Et parmi celles qui n'en venaient pas, une interpelle en particulier, parce qu'elle entretient un rapport avec l'ange médian décrit par Henry Corbin. Deux, plutôt, étaient dans ce cas, car François de Sales conseille deux méditations contenant cette figure. La première est simple et impressionnante : on doit imaginer être en présence de son ange gardien, en rase campagne, à genoux devant lui ; et il montre, en haut le paradis, en bas l'enfer, et invite à le suivre au paradis et à délaisser l'enfer, et on doit animer tous ses sentiments en faveur de son invitation. Cette figure sera souvent sculptée dans les églises baroques inspirées des imaginations de François de Sales. L'ange alors est doré, beau et désirable. Dans sa méditation imaginative suivante, François de Sales varie : il invite à regarder ce que l'ange montre à droite – Jésus-Christ entouré des saints –, et ce qu'il montre à gauche – Satan entouré des pécheurs –, et à le suivre vers la droite.

Cela rappelle, en plus de la figure de Corbin, le Représentant de l'Humanité sculpté par Rudolf Steiner et Edith Maryon, mais cela interroge autant sur ce qui l'en rapproche que sur ce qui l'en éloigne. L'ange est la figure intime de Dieu ; il est placé entre deux extrêmes, donc adapté à la nature humaine, et invite à aller, par lui, vers le Dieu pur, dont il est un intermédiaire. Ce qui est étrange est la place de Jésus-Christ dans la seconde imagination méditative. Pour Steiner, en effet, l'ange contient en potentialité le Christ. Dans la vision de François de Sales, le Christ pourrait être assimilé à Lucifer. Pour Steiner on suit le Représentant de l'Humanité dans sa marche éternelle, plus qu'on ne s'élance mystiquement vers le paradis grâce à lui. Le mysticisme de François de Sales est incontestable et montre ce qu'il doit encore à la tradition issue de la vieille Perse. Elle rappelle, aussi, ce que Steiner a déclaré de John Milton et de son Paradis perdu – qu'il y confondait le Christ et Lucifer. Steiner réclamait davantage une voie de Raison, au sein de l'Initiation, qui était une voie demeurant constamment humaine – ne se perdant pas dans l'éblouissement céleste. On pouvait faire le reproche à François de Sales que mal gré qu'il en eût sa voie parût détachée de la vie réelle, qu'elle proposât plus un détachement de celle-ci que son amélioration – sa spiritualisation. En ce sens, Steiner renoue davantage avec la « médiocrité dorée » d'Horace et de la sagesse païenne antique, qui réclamaient qu'on chemine vers les Dieux avec la cité – avec les autres, et non seul, dans un détachement trop pur.

Et si François de Sales a eu un succès énorme à son époque, si dans la France du XVIIe siècle il a été une référence considérable, l'avènement de la modernité, la chute des rois, le délitement des religions traditionnelles ont fait paraître sa voie comme trop idéaliste. En un sens, Victor Hugo, vantant les mérites du progrès technique autant que de l'ascension spirituelle, l'exprimait.

Il n'en reste pas moins que la voie imaginative du Savoyard reste absolument valable en soi. À l'intérieur du catholicisme, il est un modèle – tout comme à l'intérieur de l'anglicanisme, qui se réclame aussi de lui. Cela peut expliquer Milton. Et que C. S. Lewis l'ait vénéré, le disant le meilleur écrivain religieux qu'il eût lu : lui-même, dans ses romans, utilisait l'imagination pour emporter vers l'idée pure – la divinité.