Critique du livre Camphill and the Future: Spirituality and Disability in an Evolving Communal Movement, par Dan McKanan. Presses Universitaires de Californie, octobre 2020, 250 pages.
Dans son deuxième livre à paraître aux presses universitaires de Californie, Dan McMakan, unitarien et professeur de théologie spécialisé dans l'anthroposophie à la Harvard Divinity School, tourne son attention vers le mouvement communal Camphill qui vient de fêter ses 80 ans. Réseau international de plus de 120 communautés qui rassemblent plusieurs milliers de personnes de toutes capacités dont une minorité qui s'identifie comme anthroposophes ou étudiants de Rudolf Steiner, Camphill fut créé au pic de l’institutionnalisation, quand les personnes porteuses d’un handicap furent reléguées dans des établissements spécialisés, sans accès à leurs familles ni à la société.
Des anthroposophes juifs, menés par le médecin autrichien Karl König et sa femme Tilla, proches du mouvement chrétien Morave, quittèrent l’Europe nazie pour l’Ecosse où ils fondèrent la première communauté Camphill entre 1938 et 1940. Leur vision était une communauté pouvant servir de microcosme de développement pour une société non handicapante, offrant un style de vie qui donnerait la possibilité aux personnes, porteuses ou non d'un handicap, d'offrir pleinement leurs capacités au monde en contribuant au bon fonctionnement du village. C'était une vision de communauté dite intentionnelle, c'est-à-dire dont l'existence repose sur la volonté des membres de se réunir autour d'un projet de vie commun.
La vie d'un village Camphill est structurée par un rythme quotidien et saisonnier conçu pour permettre à chacun de se centrer. La responsabilité partagée pour les tâches quotidiennes contribue aussi à la bonne santé physique et affective de l'ensemble des membres : travailler les jardins, élever les animaux, fabriquer la poterie, confectionner les textiles, faire du pain pour le vendre, ou simplement faire la cuisine ou le ménage pour son foyer : autant d’activités banales qui peuvent être bénéfiques à tous. C’est dans le cadre d’un tel travail que « les humains, les animaux, et les plantes peuvent vivre en contact créatif », explique McKanan. Il s’agit de cultiver un environnement « comme à la maison » capable de donner accès à une qualité de vie similaire à la société moderne tout en permettant à ses membres d’éviter de contribuer aux aspects handicapants, et utilitaristes, de cette société.
Karl König considérait le handicap comme un phénomène propre à la société matérialiste, et le renouveau spirituel comme la seule manière dont la société pouvait le surmonter. Camphill pouvait montrer à la société matérialiste comment évoluer de l'utilité comme seul critère, souvent mécanique et figé, hérité du passé, à la pleine capacité, critère individuel et évolutif venant de l'avenir.
La nouvelle initiative se voulait une tentative d'application pratique de la philosophie de l'éducation curative de Rudolf Steiner, que celui-ci élabora à partir de 1886 suite à ses expériences auprès d'un élève, Otto Specht, porteur d’hydrocéphalie. L’éducation spécialisée des enfants porteurs d’un handicap fut la première mission de Camphill, à laquelle s'est ajoutée la prise en charge des adultes, à la demande des parents d’anciens élèves de l’école Camphill qui demandaient un cadre de vie comprenant logement et travail pour leurs enfants devenus adultes.
La structure de la communauté et ses défis
Selon Karl König, il existait trois sources de la nature handicapante de la société moderne : en premier lieu, la croyance, héritage du siècle des Lumières, que l’être humain avait créé Dieu. Cette croyance devait conduire l’être humain à la maîtrise technologique de la nature, culminant dans le pouvoir parfois destructeur de l’énergie électrique et atomique. En deuxième lieu, la notion de la survie du plus fort, héritée de Darwin et continuée par Hitler et Staline. Et en dernier lieu, les tests d’intelligence élaborés à partir du XIXe siècle qui ouvriront à la spécialisation et à la ségrégation dans le milieu éducatif.
König considérait le développement intérieur des personnes non porteuses d'un handicap au sein du mouvement comme fondamental à la réalisation de sa mission. Ces personnes ne devaient pas exercer un rôle de soignant mais contribuer pleinement à la vie du village. En donnant pleinement d’elles-mêmes, elles pouvaient contribuer à défaire les structures handicapantes qu’elles avaient pu créer par le passé. Par ailleurs, il ne devait exister au sein de Camphill aucune dichotomie entre « soignants » et « patients » comme dans une institution conventionnelle, car la tâche du mouvement serait l’avancement de l’individualité de chacun. Ainsi, Camphill se voulait non une institution coupée de la société mais un lieu d’expérimentation pour le développement des capacités et des besoins futurs de la société. On peut y voir une application de la loi sociologique articulée par Rudolf Steiner en 1898 : au départ, l’humanité était divisée en groupes sociaux dans lesquels l’individu était sacrifié. Dans cette perspective, le progrès véritable consiste à libérer l’individu des intérêts du groupe, et à soutenir le libre développement de ses capacités.
Un aspect important dans la structure d'une communauté Camphill pour la réalisation d'un tel développement individuel est le partage des revenus (« incomesharing ») ainsi que le partage de l’espace de vie sans durée déterminée (« lifesharing »). Traditionnellement dans une communauté Camphill, on ne perçoit pas de salaire et les besoins de chacun doivent être assouvis par le travail de l’ensemble. Ces pratiques reflètent les principes de la loi sociale fondamentale articulée par Rudolf Steiner : le bien-être de la communauté sera d'autant plus grand que l’individu gardera moins pour lui-même des fruits de son travail, et que ses propres besoins seront assouvis par le travail des autres. Il s’agit de séparer la rémunération, qui relevait pour Steiner de la sphère des droits, de l'activité professionnelle, qui relevait de la sphère économique.
Actuellement de plus en plus de communautés Camphill abandonnent ces principes et intègrent une définition conventionnelle de l’emploi. Alors que le nombre de personnes impliquées dans le mouvement a globalement augmenté, le nombre de communautés qui pratiquent l’incomesharing et le lifesharing est en baisse. D'ailleurs, ces pratiques sont souvent interdites par la loi nationale, comme c’est le cas en Allemagne, en Suisse et en France. Par ailleurs, la population de membres engagés sans durée déterminée est souvent insuffisante pour répondre aux demandes de la population des personnes porteuses d’un handicap.
McKanan y voit un défi important pour le mouvement Camphill : parvenir à intégrer sa population salariée à côté de sa population résidente. Mais cela pourrait bien être, suggère-t-il, l’occasion d’œuvrer pour construire le genre de communauté où les individus voudront choisir de leur libre gré de vivre sans limite de durée d'engagement et sans salaire, leurs besoins y étant pleinement assouvis. Rendre facultatif le partage de revenus et l’engagement sans durée serait préférable, d’un point de vue de la liberté individuelle, que de les imposer par contrainte en mettant fin au recrutement des salariés.
McKanan regrette l'absence de traitement égalitaire et le partage à égalité des responsabilités entre nouveaux employés, en général plus jeunes, et membres durablement engagés, notamment en ce qui concerne les décisions stratégiques des communautés. Selon lui, la génération des baby boomers qui assure la direction du mouvement depuis les années 1970 est réticente à partager son pouvoir, et notamment en ce qui concerne le travail collégial du cercle intérieur chargé de définir le règlement, le fonctionnement, et la stratégie de la communauté. Les boomers ont eux-mêmes bénéficié, rappelle McKanan, de la confiance de la génération fondatrice du mouvement, dont l’expérience marquée par l’exil de l’Europe nazie n'était pas partagée par les boomers. La plupart du temps, ces derniers se sont retrouvés dans le mouvement en cherchant une alternative au style de vie hippie qui leur permettrait de transformer concrètement la société selon leurs idéaux en exerçant une activité concrète au service d'autrui.
McKanan encourage la délégation des responsabilités par les boomers aux autres membres et regrette que les communautés Camphill aient souvent agi pour engager davantage de membres afin de pourvoir aux besoins en ressources humaines sans nécessairement les inviter à participer au renouveau de la culture du mouvement. Un opportunisme qui n’est pas cohérent avec les principes de l’anthroposophie : « quand j’entre en relation avec un autre (…), explique McKanan, j’invite cette personne à participer à mon propre développement évolutif. Le défi de Camphill est de rendre consciente cette participation mutuelle ».
Devenir non handicapant : mission non encore accomplie
McKanan voit dans l’inquiétude fréquente que le mouvement perde son âme en raison de la population croissante des salariés un manque de confiance en la capacité des membres porteurs d’un handicap à créer une communauté authentique. Justement, explique-t-il, ce sont surtout eux qui sont capables d'assurer une communauté authentique, puisqu'ils portent en général les souvenirs de la communauté, et d'ailleurs leur inclusion et leur autonomisation dans la société est la raison d'être même de Camphill.
McKanan porte une attention particulière tout au long de l'ouvrage au manque d'égalité des personnes porteuses d'un handicap au sein du mouvement : alors que les membres non porteurs d’un handicap choisissent eux-mêmes de s’engager dans une communauté, c’est à la famille des membres porteurs d’un handicap qu'est confiée cette décision. Alors que les membres non porteurs d’un handicap bénéficient de la gratuité d'admission et dans leur vie quotidienne, les membres porteurs d’un handicap doivent payer des frais importants (même si ceux-ci sont souvent pris en charge par les caisses nationales dans le cadre de leur pension). Alors que les membres non porteurs d’un handicap peuvent adhérer à un cercle d’études anthroposophiques ou à un conseil d’administration de la communauté, les membres porteurs d’un handicap y sont, en pratique mais non en principe, exclus.
McKanan salue l’initiative de certaines communautés d'accorder aux membres porteurs d’un handicap un pouvoir décisionnel, par exemple en leur accordant un espace et un budget à utiliser comme ils veulent. Mais lors de ses visites à ces espaces d'autonomie, il a souvent constaté des ordinateurs et télévisions grand écran, ce qui peut remettre en question l’utilité même de la démarche anthroposophique.
Un aspect de ce livre qui m'a personnellement posé problème est l'ambiguïté avec laquelle McKanan, non porteur d'un handicap, aborde la question du lien entre le handicap et le karma. Conformément aux conseils de Karl König, les membres de Camphill doivent chercher à entrevoir l’image spirituelle de l’être humain derrière chaque personne, porteuse ou non d'un handicap, et à reconnaître le chemin biographique particulier des personnes qui en portent. Selon König, les âmes se réincarnent dans des corps afin d’accomplir des tâches spécifiques de leur histoire biographique. Cette philosophie, à potentiel humaniste jusque-là, devient handicapante à son tour quand elle ne s'accompagne pas d'une problématisation du handicap aussi comme produit socio-culturel. McKanan cite Steffi Hagedorn, membre de Camphill Solborg en Norvège, qui explique que la démarche de la thérapie sociale consiste à « ne pas s’adresser au handicap, mais à l’être parfait derrière ». Cela suggère que le handicap est quelque part un défaut, plutôt qu'une capacité que la société, obsédée par une version figée de l'utilité humaine, a manqué de reconnaître comme telle. Comme dit l'universitaire Lennard Davis spécialisé dans le handicap, « le problème n'est pas la personne porteuse d'un handicap, le problème est la manière dont la normalité est construite pour créer le problème de la personne handicapée ».
L'évolution de l'offre, avenir de la communauté
Là où certains peuvent porter un regard pessimiste voire fataliste au sujet du projet Camphill, McKanan préfère adopter une approche constructive qui invite à l’ouverture d'esprit face à la contrainte. Les mouvements communaux qui durent trois générations ou plus, constate-t-il, doivent leur survie à leur ouverture, aussi bien envers leurs nouveaux membres qu’envers la société. « La tâche d’un mouvement mûr est de permettre sa transformation par chacun de ses contextes, et de transformer chacun de ses contextes en y apportant ses pratiques et idéaux propres », conclut McKanan.
Il offre comme exemple l'évolution de l'offre éducative proposée par les communautés : l’éducation spécialisée des enfants représente aujourd'hui seulement quinze pour cent de l’activité du mouvement, et le public scolarisé n’est pas le même qu’autrefois : grâce aux politiques en faveur de l’école inclusive, bien des enfants, tels que ceux porteurs d’épilepsie, sont désormais scolarisés en milieu ordinaire. A leur place, les communautés Camphill reçoivent de plus en plus d'enfants porteurs d’un handicap dit lourd, ou ayant des différences psychologiques, ou en situation de polyhandicap. Par conséquent, le mouvement a su élargir son offre pour proposer des programmes d'accueil en journée ou des programmes d'accompagnement scolaire qui aident les enfants et jeunes adultes porteurs d’un handicap à faire la transition vers une vie autonome. Le mouvement a aussi inauguré de nouveaux programmes pour personnes âgées. McKanan voit dans ces évolutions la preuve de la réalisation d'une des missions du mouvement : évoluer en parallèle avec la société pour répondre à ses nouveaux besoins.
C’est son esprit d’ouverture envers le possible – profondément anthroposophique, même s’il n’est pas lui-même anthroposophe – qui rend l’analyse de McKanan indispensable pour toute personne désireuse de comprendre les enjeux et l’évolution d’un projet de communauté intentionnelle comme Camphill guidé par une image spirituelle de l’être humain. Le livre est fortement marqué par une influence anthropologique dans sa démarche ethnographique qui laisse la parole à des dizaines de membres et d'acteurs du terrain et par son étendue internationale qui cherche à apprécier les différentes stratégies d’adaptation et d’innovation des villages du mouvement autour du monde.
Il est tout sauf certain, conclut McKanan, que Camphill survivra pour fêter son centenaire en 2039. Dans une perspective anthroposophique, il est parfois nécessaire qu’une forme meure afin de renaître ailleurs pour poursuivre sa mission en mieux. Mais il est tout aussi possible que d’ici là le mouvement aura « réaffirmé son identité communale » en « créant de nouvelles structures organisationnelles qui inspirent et soutiennent des individus de toutes capacités à choisir la coopération plutôt que l’autonomie, le partage plutôt que la richesse privée, et la spiritualité plutôt que la bureaucratie ». En reconnaissant et en valorisant les articulations actuelles de ces possibles, ce livre apporte un regard rafraîchissant qui peut soutenir la volonté d’engagement.
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